Partage des connaissances, l'action sur le terrain (SHANGHAI, 1849-1946)
N'ayant guère réussi à s'imposer dans le domaine économique par rapport à sa rivale anglo-saxonne (en 1931, Shanghai compte seulement 171 maisons de commerce françaises contre 617 sociétés britanniques, 551 américaines et 309 allemandes), la France compte sur la diffusion de sa langue et de sa culture pour créer les conditions favorables au renforcement de ses intérêts économiques. La politique culturelle française, qui se développe vers 1910-1920, est fondée sur une double certitude : d'une part, la France considère avoir une mission civilisatrice à accomplir, d'autre part - et plus prosaïquement - "le commerce suit la langue" : les Chinois ou étrangers passés par les écoles françaises auront naturellement tendance à favoriser les entreprises françaises plutôt que leurs concurrentes britanniques.
Dans les premières décennies qui suivent l'ouverture de la concession, l'enseignement, de même que la création de dispensaires ou d'œuvres de secours sont le domaine privilégié des ordres religieux. Dès 1850, les jésuites ont créé le collège Saint Ignace et un orphelinat où chacun apprend un métier : menuiserie, cordonnerie, sculpture, tissage, imprimerie. Les Sœurs auxiliatrices, ordre féminin proche des jésuites, fondé à Paris en 1856, viendront les rejoindre en 1868, de même que les Missions étrangères, les Lazaristes etc.
C'est du Seng Mou Yeu, le "jardin Notre-Dame", créé en 1871 à proximité du domaine des jésuites par la mère de Maurepas, que la communauté des Sœurs auxiliatrices va se développer. A la mort de sa fondatrice, en 1927, le Seng Mou Yeu, sorte de vaste complexe humanitaire (E. Dufourcq), accueille plus de mille Chinoises qui viennent travailler dans les ateliers de dentelle, broderie, tricotage, couture, dans la buanderie et ses dépendances. A côté de l'école des sourds-muets, de l'école externe pour les enfants des ouvrières et la crèche des tout petits, le Seng Mou Yeu comprend aussi un orphelinat, un dispensaire et un internat. Il est aussi très connu pour le collège l'Etoile du matin qui enseigne à quelque trois cents jeunes filles chinoises, très rarement chrétiennes, issues de la grande bourgeoisie, le français, l'anglais, les sciences, les arts et usages occidentaux.
Tous ces établissements sont de puissants vecteurs de la langue française et l'autorité municipale a donc tout intérêt à soutenir leur action, et ce par deux moyens : la protection des personnes (accord de 1846, convention Berthémy de 1865, Gérard en 1895, délivrance de lettres de sûreté par le consul ...) et les subventions aux écoles. Ainsi se vérifie la formule fameuse : l'anticléricalisme n'est pas un article d'exportation ! De même, la municipalité peut s'appuyer, pour administrer les établissements qu'elle ouvre, sur les structures ou les personnels missionnaires. Elle confie ainsi La gestion et l'enseignement de l'école franco-chinoise, qu'elle crée en 1886, aux frères Maristes.
Cette collaboration entre religieux et autorités françaises n'est pas sans conséquence. La présence des missionnaires est associée à la " politique de la canonnière " et à l'entreprise coloniale. Des gravures populaires antichrétiennes sont largement diffusées, qui fustigent le Christianisme et l'intrusion étrangère.
Les établissements français ont assuré la formation des enfants français et étrangers (collège municipal, inauguré en 1911), de réfugiés (école Rémi, pour les enfants russes) mais aussi des jeunes issus de la petite bourgeoisie chinoise (école municipale) aux fins d'intégration à l'administration française ou d'une future élite que l'on souhaitait se concilier (université l'Aurore). Ils ont donc contribué à une certaine mixité sociale et culturelle et ont pu inspirer, par leur pédagogie ou leur structure, la réforme du système éducatif chinois après la suppression des concours mandarinaux (1905). On peut citer ici le cas exemplaire de Ma Xiangbo, lettré chinois et ancien Jésuite, à l'origine de la création de l'Aurore et fondateur de l'Université de Fudan.
L'université Aurore
L'université jésuite Aurore ouvre ses portes en 1903. Elle comprend quatre départements, littérature, philosophie, mathématiques, sciences naturelles, qui ont été reconnus par les nouvelles autorités dès les débuts de la République en 1912. L'enseignement, d'un niveau remarquable, s'enrichit en 1914 de trois facultés : Lettres-Droit, Médecine , Génie civil et c'est à Aurore qu'on été formées la plupart des élites et dirigeants chinois. Ils seront à la tête de grandes entreprises telles les centrales électriques de Shanghai, les compagnies de chemin de fer ou les tramways de Pékin. Les diplômes étaient reconnus par les gouvernements chinois et français.
Aujourd'hui, le rayonnement d'Aurore devenue université de médecine n° 2 de Shanghai, perdure à travers des associations d'anciens élèves.
L'apport des Français s'exerce aussi dans les domaines de la recherche scientifique et de la médecine. Férus d'astronomie, les jésuites créent des observatoires et développent des programmes d'études ayant des applications pratiques (guidage des navires, prévention des typhons). L'observatoire de Zikawei qu'ils fondent en 1872, devient un important centre de recherches et de publications, et l'organisation météorologique privée la plus étendue au monde, avec des stations courant de la Sibérie à Manille et de l'Indochine à l'île de Guam. L'observatoire est complété par un département d'astronomie en 1898, et un observatoire de physique du globe qui devient l'une des meilleures stations de sismologie en Chine.
Les médecins ont déployé des efforts considérables pour améliorer l'hygiène et prévenir les épidémies liées aux guerres, à la famine, à la promiscuité, qui se développaient à chaque vague de réfugiés. Aux recherches et aux campagnes menées dans le cadre de l''université Aurore ou de l'hôpital Sainte-Marie, il faut associer les activités de l'Institut Pasteur. Lancé en 1922 pour le centenaire de Pasteur, avec le soutien de Cai Yuanpei, ministre de l'éducation ou Li Yuying, président de l'académie de Pékin, qui pour ses travaux sur le soja avait fréquenté les laboratoires de Paris, le projet de création d'un institut à Shanghai fut retardé par des difficultés d'ordre financier et politique (œuvre laïque, il pouvait porter ombrage à l'université jésuite l'Aurore). Il n'aboutit qu'en 1937, avec l'ouverture d'un établissement financé par la caisse des œuvres de la municipalité et installé dans un bâtiment signé Léonard et Veysseyre.
Si le laboratoire a participé activement à l'effort sanitaire, sa contribution à la recherche scientifique a pâti d'une absence de moyens et d'ambitions, face aux établissements d'Indochine. Cependant, médecins français et chinois ont su nouer au quotidien de fructueuses relations de travail. Fait significatif : en 1965, dans le cadre du nouvel accord de coopération scientifique franco-chinois, deux jeunes chercheurs, dont les maîtres avaient été eux-mêmes formés par des médecins pasteuriens en Chine, demandèrent à être admis à l'Institut Pasteur de Paris.