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La Chine féodale

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(miniature) La Chine féodale La Chine féodale

Extrait de "La civilisation chinoise",
par Marcel GRANET (1884-1940)

Paris : Editions Albin Michel.

Diffusé par chineancienne.fr sous license CC-by-nc-sa.

Le régime féodal est donné par l'histoire traditionnelle comme étant aussi vieux que la civilisation chinoise. Les Hia et les Yin l'auraient connu avant les Tcheou. Le sys­tème des chefferies était, en tout cas, solidement établi au moment où commence la chronologie. Mais on ne sait à peu près rien de l'ancienne histoire chinoise avant la période Tch'ouen ts'ieou. Sans vouloir rien préjuger sur les temps antérieurs, j'appelle période féodale l'époque qui nous est connue par des récits datés, lesquels sont de type annalis­tique et se présentent comme des extraits d'archives sei­gneuriales. Les faits rapportés dans ces récits semblent, en gros, mériter une certaine créance.

La Chine des temps féodaux

Au VIIIe siècle avant notre ère, la Chine apparaît comme une confédération instable de seigneuries. Un assez grand nombre de petits seigneurs sont groupés sous la suzerai­neté nominale d'un roi, Fils du Ciel. Quelle est l'étendue de cette confédération ? et, d'abord, quelles sont les limites idéales de la confédération chinoise ?

1° Les frontières.

Deux ouvrages peuvent servir à déterminer l'horizon géographique de la Chine féodale. Tous deux, à vrai dire, sont attribués à Yu le Grand, fon­dateur de la Royauté, car la tradition voit en lui un grand arpenteur et un cartographe. En fait, le Yu kong (Tribut de Yu) où Conrady persistait à voir un document du XXe siè­cle avant notre ère, est une œuvre composite dont la partie descriptive, en prose, date, au plus tôt, du IXe siècle (au dire de Chavannes) ; les vers qui y sont incorporés ne sont peut‑être pas sensiblement plus anciens. Le Chan hai king (Livre des Monts et des Mers) est un recueil artifi­ciellement composé. La première partie (Livre des Monts : cinq premiers chapitres des éditions classiques) dérive d'un travail de compilation qu'on peut dater du IVe ou du IIIe siècle avant notre ère. Ces cinq livres sont un recueil de notices qui, jadis, étaient accompagnées de cartes. Ils dé­crivent, classés par orients, vingt‑six chaînes de montagne. Bien que toute la période féodale (VIIIe‑IIIe siècles) soit comprise entre la date du Yu kong et celle du Chan hai king, l'horizon de ces deux ouvrages est à peu près le même, à peine plus étendu dans le Chan hai king.

Cet horizon est très étroit. Il se limite aux régions qui environnent le Ho‑nan : sud du Tche‑li, ouest du Chan-­tong, parties continentales du Kiang‑sou (plus une vague échappée sur le Tche‑kiang), parties septentrionales du Ngan‑houei et du Hou‑pei, sud du Chan‑si, et, enfin, Chen­si et Kan‑sou. Le cours du Fleuve Jaune est bien décrit depuis sa sortie des montagnes dans le Kan‑sou. Celui du bas Fleuve Bleu est assez bien indiqué, mais, tandis que le Tribut de Yu ne connaît, au sud, que le lac Tong‑t'ing et, peut‑être, le lac Po‑yang, le Chan hai king a quelque idée des montagnes du Tche‑kiang. L'un et l'autre ouvrages indiquent l'existence de montagnes au nord du Tche‑li ; ils en savent mal la direction. Tous deux mentionnent, sans grande précision, les déserts du Nord‑Ouest (les Sables Mouvants) ; seul, le Chan hai king décrit assez bien la région de T'ai‑yuan (Chan‑si) qui est, cependant, mention­née dans les vers du Yu kong. Enfin le Tribut de Yu ignore à peu près tout du Sseu‑tch'ouan , tandis que le Chan hai king a de bonnes informations sur la région de Tch'eng‑tou.

Deux ignorances sont remarquables. A l'est, les rivages maritimes semblent en dehors de l'horizon géographique, alors que les Iles des Bienheureux, placées dans la Mer orientale, hantent la pensée mythique, au moins dès le IVe siècle avant notre ère. A l'ouest, les connaissances s'arrêtent au bassin de la Wei. Au‑delà est un monde mystérieux. Le Yu kong y fait couler un fleuve, la Rivière Noire, qui, se diri­geant du nord au sud, va se jeter dans la Mer méridionale. La Rivière Noire se retrouve dans plusieurs parties du Chan hai king. Le chapitre relatif aux Monts de l'ouest est rempli par la description d'un pays mythique, le K'ouen louen, peuplé de dieux. C'est là que le roi Mou des Tcheou fit sa randonnée extatique ou légendaire. Richthofen, qui a identifié avec une patience et une complaisance peut‑être excessives tous les noms géographiques du Tribut de Yu, trouve dans la mention de la Rivière Noire (et de la Rivière Jo : celle‑ci, dans le Chan hai king, sort de l'Arbre du Cou­chant) la preuve que les Chinois avaient gardé un exact souvenir des régions traversées par leurs ancêtres dans leur course vers l'est, Chavannes, tout au contraire, insiste sur l'étonnante ignorance où les Chinois étaient des lieux que l'on donne souvent comme le berceau de leur race. En fait, le désert et la mer sont en dehors de l'horizon géographique des anciens Chinois : ils sont le domaine propre des récits mythologiques.

A l'intérieur de frontières idéales assez resserrées, la vieille confédération chinoise s'étendait sur un territoire ne dépassant guère la province du Ho‑nan et les parties limi­trophes du Chen‑si, du Chan‑si, et du Chan‑tong. Ce terri­toire a pour limites, au sud, le massif des Ts'in‑ling et ses prolongements vers l'est : collines de Fou‑nieou et de Mou-­ling. Il englobe au nord les terrasses qui avoisinent la rive gauche du moyen Fleuve Jaune. Il s'arrête à l'est aux confins de la zone alluviale marquée par la basse vallée actuelle du Fleuve jaune et une ligne la prolongeant au sud.
Placé au contact du pays du loess qui s'étend sur les plateaux étagés du Chan‑si, du Chen‑si et du Kan‑sou et de l'immense bassin alluvial du Fleuve jaune, le territoire de la vieille Chine comprend en gros, à l'occident, les pre­mières terrasses recouvertes de limon et, vers l'orient, une bande de terrains d'alluvions dominés par de petites collines.

2° Le pays.

L'aspect du vieux pays chinois est assez difficile à imaginer. Les régions actuellement privées d'ar­bres et entièrement occupées par la culture contenaient autre­fois d'immenses marais et des forêts importantes.

Des plaines sèches et saines ont remplacé les terres mou­vantes qui, à l'est, s'étendaient, presque sans interruption, du Fleuve jaune au Fleuve Bleu. Le Houang‑ho se jetait, aux temps féodaux, dans le golfe du Petchili, mais son embou­chure se trouvait vers l'emplacement de Tientsin, car, à partir de la région de Houai‑king, le Fleuve coulait plus au nord que de nos jours. Il jouxtait, jusque vers la ville actuelle de Pao‑ting, la ligne des dernières hauteurs du Tche‑li, puis il recueillait, au nord, tout le système de rivières qui consti­tuent le Pei‑ho. Au reste, son cours n'était point fixé : en 602 avant Jésus‑Christ, il se déplaça vers l'est, laissant son ancien lit occupé par la rivière Tchang. Toute la plaine orientale du Tche‑li, où se trouvait le grand lac Ta‑lou, n'était qu'un immense delta mouvant, sillonné par de nom­breuses rivières : les Chinois les nommaient les Neuf Fleuves (ce qui ne veut point dire qu'il y en avait neuf exactement). Jusqu'à la rivière Ts'i (qui coulait dans le lit actuel du Fleuve Jaune) tout n'était que terres instables enserrées dans un lacis de rivières : les champs, près de la mer, étaient « couverts de sel ». L'incertitude du réseau hydrographique était telle que les Chinois pouvaient dire de la rivière Ts'i qu'elle se jetait dans le Fleuve, puis en ressortait. Elle formait alors un étang « aux eaux débordées », l'étang de Yong (région de K'ai‑fong, Ho‑nan). Au sortir de l'étang de Yong, elle arrivait, plus à l'est, à l'étang de Ko, lequel communiquait avec le grand marais du pays de Song, le Mong‑tchou (limites du Chan‑tong et du Ho‑nan). Au nord‑est, se trouvait le Lei‑hia, marais mystérieux que han­tait le dragon du Tonnerre.

Au sud‑est (sur tout le trajet actuel du grand canal) des étangs, dont le plus connu est le Ta‑ye, se succédaient jusqu'à la région où le Fleuve jaune coula pendant tout le Moyen Age et jusqu'à 1854. Là s'éten­dait une plaine sillonnée par les rivières Yi et Houai : elle n'était qu'un immense marécage rejoignant le bas Yang-­tseu. Le massif montagneux du Chan‑tong que domine le mont T'ai chan était donc isolé, à peu près comme une île.

Moins importants dans la région du loess, les marécages y occupaient cependant de grands fonds de vallées à drainage insuffisant (l'écoulement des eaux étant perpétuellement arrêté par les éboulements des terrasses). Ainsi, dans le Chen‑si, les « eaux stagnantes « environnées de « champs cou­verts de salpêtre » s'étendaient dans les vallées de la King et de la Wei. De même, le bas Chan‑si était couvert par les marécages entre la basse Fen et le Fleuve Jaune, et, plus au nord, il y avait encore le grand marais de T'ai‑t'ai, au confluent de la Fen et de la T'ao (rivière asséchée aujour­d'hui). Séparés par ces fonds infranchissables, isolés par des canyons aux parois abruptes, les plateaux de loess étaient découpés en compartiments que reliaient fort mal des isthmes étroits et des passes difficiles.

Dans ce pays coupé, la végétation avait une puissance qui surprend quand on songe à la Chine actuelle. Mais les témoi­gnages sont formels. Tel, par exemple, ce récit d'un établisse­ment dans la région de la Wei (Chen‑si). T'ai‑wang, ancêtre des Tcheou (en 1325 ?) y choisit un emplacement où « les chênes se dressaient majestueux », où « les sapins et les cyprès étaient bien espacés » ; il fit « arracher les arbres morts, tailler et régulariser les bosquets, éclaircir les tamaris et les catalpas, émonder les mûriers de montagne et les mûriers tinctoriaux ». Certaines forêts, par exemple celle de T'ao-­lin (Forêt des pêchers, au sud‑est du confluent de la Wei et du Fleuve), sont données comme occupant d'immenses espaces. Ces forêts étaient peuplées d'animaux sauvages ou féroces, sangliers, bœufs et chats sauvages, ours gris, ours jaunes, ours rayés, tigres, panthères rousses, léopards blancs.

Les hommes, pour s'établir, avaient d'abord à défricher par le feu, à faire des travaux de drainage et à établir des bacs. On voit par un passage de Mencius qu'au IVe siècle tout le travail d'aménagement du pays était considéré comme l'œuvre du fondateur de la royauté, Yu le Grand. Avant lui, « les Eaux Débordées coulaient licencieusement... les herbes et les arbres étaient luxuriants, les oiseaux et les quadrupèdes pullulaient ; les cinq céréales ne poussaient pas... Yi (le Grand Forestier, travaillant sous les ordres de Yu) incendia les Montagnes et les Marais et réduisit (leur végétation) en cendre », cependant que Yu réglait les Eaux. Alors seulement la terre chinoise put être mise en culture et devint un pays de céréales.

Quand la Chine fut près d'être unifiée, on imagina qu'elle avait été créée par les travaux d'un Homme Unique. Mais Yu le Grand a usurpé la gloire de nombreux démiurges qui cha­cun opérèrent dans un petit canton. Ce fut Niu‑koua qui, dans le Tche‑li, mit en ordre les Neuf Fleuves. Ce fut T'ai‑t'ai qui assainit, dans le Chan‑si, les bassins de la Fen. Si Yu le Grand creusa la passe de Houan‑yuan (Ho­nan), la percée entre les monts T'ai‑ting et Wang‑wou fut réalisée par deux géants. En fait, les documents laissent voir que bon nombre des grands labeurs mythiques datent, au plus tôt, de l'époque féodale, et sont des travaux d'aménagement entrepris par les seigneurs locaux. Ceux‑ci ont, dans un pays morcelé où, seuls, rebords de plateaux et collines étaient habitables, ouvert des voies de communica­tion par terre et par eau.

Ils ont créé un territoire enfin adapté à une civilisation unique, et prêt à l'unification poli­tique. L'uniformité que présente aujourd'hui la Chine du loess et des alluvions est le résultat d'un immense effort social. Si, selon l'expression chinoise, les fleuves ont fini par se rendre à la mer avec le calme et la majesté des feuda­taires apportant leurs tributs, c'est que, en effet, les sei­gneuries ne sont arrivées qu'après avoir domestiqué la nature à se rapprocher et à se confédérer.

Chinois et Barbares

1° La Confédération chinoise.

Au milieu de cours d'eau torrentiels, divaguant, remblayant leur lit et s'épandant dans les plaines, sur les hautes terres qui émergeaient des maré­cages, sur les plateaux dont les falaises surplombaient des bassins inondés, s'élevait anciennement un archipel de petits États féodaux. Il y en avait d'innombrables (dix mille, dit‑on) au temps où Yu le Grand ( ? 2198) invita les seigneurs à venir lui rendre hommage. On n'en comptait plus que quelques dizaines dès 489 avant notre ère. Dans la période qui va du VIIIe au IIIe siècle, on voit les petites cheffe­ries s'agglomérer et former de puissants États. Sans doute le mouvement de concentration politique était‑il commencé depuis de longs siècles.

Au début de l'époque Tch'ouen ts'ieou, l'unité chinoise était déjà esquissée sous une forme fédérale. L'expression qui devait, plus tard, signifier simplement : la Chine, avait alors le sens de Confédération chinoise (Tchong kouo). Cette confé­dération rassemblait des seigneuries d'importance diverse qui se sentaient apparentées moins par la force des relations politiques que par une certaine communauté de civilisation. Cet apparentement paraissait reposer soit sur des liens généalogiques impliquant l'identité du nom de famille, soit sur une politique traditionnelle d'intermariages. Bien que les rapports de ce genre soient toujours présentés comme existant de date immémoriale, on sent une nuance entre les expressions Tchong kouo et Chang kouo. On désigne à l'aide de celle‑ci les seigneuries (Kouo) qui étaient anciennement (chang) confédérées et possédaient de ce fait une espèce de supériorité (chang). La maison de Wou (Kiang‑sou) passe pour issue des mêmes aïeux que la maison royale des Tcheou ; mais Wou est une seigneurie excentrique et un de ses ambas­sadeurs appelle Seigneuries supérieures (Chang kouo) les seigneuries centrales (Tchong kouo) qu'il visite. Il qualifie de hia, — c'est le nom de la première dynastie, mais ce mot a la valeur de civilisée, — la musique qu'on y joue.

L'expression Tchou hia (les Hia), avant de signifier les Chi­nois, a eu le sens précis de Chang houo. Un équivalent de Hia est Houa (fleur) : l'expression Tchong houa, la Fleur centrale, finira par s'appliquer à la Chine entière. Parlant au nom de Lou, dont les princes s'enorgueillissaient de descendre, de Tcheou‑kong, frère du fondateur des Tcheou, Confucius, en 500, marque à l'aide des mots Hia et Houa la supériorité morale de son pays sur la puissante seigneurie de Ts'i qui faisait partie du Tchong kouo, mais qui touchait aux régions barbares. Les États qui se vantaient d'être anciennement civilisés étaient ceux du Ho‑nan (plus précisément du Ho‑nan nord‑occidental). Les autres, à l'entour, passaient pour avoir une civilisation moins pure.

Les principaux Etats du Centre étaient, avec l'État royal des Tcheou, la seigneurie de Wei qui occupait l'ancien domaine des Yin et celle de Song dont les princes descen­daient des Yin. Il faut y joindre l'État de Tcheng, bien que sa fondation fût estimée de date récente, et (pour respecter les traditions chinoises) l'État de Lou, situé un peu à l'écart dans le Chan‑tong. Les princes de Lou et de Tcheng comme ceux de Wei se rattachaient à la famille royale. Tout autour se trouvaient des États plus puissants : Ts'i, au nord‑ouest du T'ai chan, débordait sur la plaine du Tche‑li ; Tsin occupait le sud du Chan‑si ; Ts'in possédait les vallées de la Wei et de la Lo, (Chen‑si), qui étaient, dit‑on, le premier domaine des Tcheou ; le bassin de la Han jusqu'au Fleuve Bleu (Hou‑pei) appartenait à Tch'ou. Plus à l'écart, sur les bouches du Fleuve Bleu et débordant sur le bassin de la Houai, se trouvait la principauté de Wou, et plus au sud encore, allant de la mer au lac Po‑yang, celle de Yue. Au nord, très excentrique, et à peine en contact avec Ts'i et Tsin, l'État de Yen occupait le Tche‑li septentrional.

Au‑delà étaient les Pays barbares : au sud et à l'est, les Man et les Yi ; à l'ouest et au nord, les Jong et Ti, noms géné­riques sans valeur précise.

Selon la théorie traditionnelle, les Barbares formaient aux confins de la Chine les Quatre Mers : l'Intérieur des Mers était ce pays proprement chinois. En fait, les Barbares inter­viennent constamment et jouent un rôle décisif dans l'his­toire des seigneuries les plus centrales.

2° Les pays du centre.

La tradition prétend que, pour fonder leur pouvoir, les Tcheou s'étaient appuyés sur les Ti avec qui leurs ancêtres auraient vécu. Elle veut encore que les Yin aient essayé de reconquérir leur trône à l'aide des Yi de la Houai. Le Che king exalte les exploits du roi Siuan (827‑782) contre les Barbares de la Houai. Ce fut, dit‑on, sous la pression des Ti que les Tcheou abandonnèrent le Chen‑si (région de Si‑ngan) pour aller s'établir plus à l'est sur les bords de la Lo, dans le Ho‑nan (sous le roi P'ing, 770­-720). La Lo coule dans une vallée fermée, au cœur même du pays chinois. Les rois Tcheou, cependant, dans leur nouvelle résidence, ne furent point à l'abri des Barbares. En 636, le roi Siang, qui avait épousé une princesse Ti, fut chassé par les Ti de sa capitale.

Du VIIIe au VIe siècle, il n'y a pour ainsi dire point d'année où les Barbares n'attaquent quelque ville des seigneuries centrales. En 715, les Jong enlèvent en plein Ho‑nan un ambassadeur royal (131). En 659, il faut livrer combat aux Jong Chiens, sur les rives de la Wei, et, la même année, d'autres Barbares, des Ti, apparaissent sur le cours moyen du Fleuve jaune, près de l'étang de Hiong. Ils battent l'armée du prince de Wei et s'emparent de sa ville (133). 730 personnes échappent avec peine : il ne reste dans toute la principauté que 5 000 survivants. En 649, les Ti détruisent un petit État voisin de Wei. En 648, des Jong et des Ti rouges donnent assaut à la cité royale et en brûlent la porte orien­tale. En 646, les Ti réapparaissent dans l'État de Wei, et l'année suivante, Tcheng est attaqué par les Ti. En 643, les Jong opèrent dans le domaine royal, tandis que Tcheng est envahi par les Yi de la Houai. En 638, les Ti sont de nouveau dans Wei et, trois ans après, dans Tcheng. Ils menacent, en 619, les frontières occidentales de Lou. Ils envahissent Song en 616 et Wei en 613.

Or, ces Barbares qui se montrent continuellement et en tous lieux dans la Chine centrale, ne sont point des cavaliers procédant à de brusques razzias. Ils combattent à pied les Chinois montés sur des chars, tels ces Jong du Nord que l'on voit en 713 attaquer Tcheng et ces Ti auxquels Tsin a affaire en 540, dans le Chan‑si central. Ces derniers étaient des montagnards ; d'autres Barbares, ceux de la Houai, par exemple, vivaient dans les marécages. Sans doute, ni les uns ni les autres, quand ils surgissaient brusquement, ne venaient‑ils de bien loin. Si les Barbares des Quatre Mers pouvaient intervenir si aisément dans les seigneuries cen­trales, c'est apparemment qu'au long des marais et des bois ils connaissaient des cheminements propres aux marches de surprise ; c'est aussi que, dans les zones incultes, isolant, comme autant d'îlots, les seigneuries juchées sur les rebords des plateaux et les collines, ils trouvaient comme des relais et des points d'appui dans les établissements occupés par des populations sauvages.

Ces établissements, au cœur de la Chine, étaient nom­breux. En 720, on voit un prince de Lou (139) renouveler une alliance conclue par son père avec des Jong qui habitaient dans la région marécageuse séparant le Ho‑nan du Chan-­tong, aux abords de la petite seigneurie de Ts'ao. En 669, Ts'ao fut attaqué par des barbares Jong. Lou attaqua des Jong en 667. En 643, les Jong commettent des méfaits dans le domaine royal : on ne sait d'où ils venaient. Mais quand, en 648, les Ti attaquèrent le roi, ils furent aidés par les Jong de Yang‑kiu : ceux‑ci étaient fixés dans la région de Lo‑yang, aux environs mêmes de la capitale. En 637, les Jong de Lou‑houen, établis dans la haute vallée de la Yi, affluent de la rivière de Lo‑yang, donnent de l'ou­vrage aux princes de Ts'in et de Tsin ; on les voit, en 605, attaqués par le prince de Tch'ou : c'est qu'ils sont les maîtres d'une région de cols et de passages entre les affluents de la Lo et les vallées hautes des tributaires de la Han (143). A l'ouest, se trouvent les Jong Man qui occupent les têtes des vallées descendant vers la Houai. A l'est, près de la monta­gne sainte du Centre (Song chan), sont fixés d'autres Bar­bares, les Yin‑jong : ils attaquent la capitale en 532 (144). En 618, Lou fait un traité avec les Lo‑jong ; ceux‑ci habi­taient entre Yi et Lo, plus près encore de la capitale.

Encerclés au sud par différentes tribus Jong, les rois Tcheou, au nord de leur domaine, se heurtaient encore à d'autres Barbares, les Mao jong, qui les battirent en 589 (146) ; ceux‑ci habitaient les régions basses du Chan‑si méridional. On le voit : les Quatre Mers de Barbares, loin qu'il faille les chercher aux frontières idéales de la Chine, jouxtaient les portes de la ville royale.

3° Les pays de la périphérie.

Tout autant que le domaine des Tcheou, les États féodaux étaient comme des bastions enserrés par des établissements barbares.

Prenons pour exemple l'État de Tsin, destiné à une grande fortune et qui peut‑être eût réalisé l'unité chinoise s'il ne s'était en 376 fragmenté en trois principautés rivales, Tchao, Han et Wei (les trois Tsin). Au début de la période Tch'ouen ts'ieou, le domaine de Tsin occupe dans le bas Chan‑si un étroit pays, haut perché, à l'est du Fleuve jaune, dans la région de la Fen. Ce pays dominait au sud les bas‑fonds couverts en grande partie d'eaux stagnantes (marais de Tong et de Kong) qui s'étendent entre le Fleuve et le cours est-­ouest de la Fen. Il y avait là une véritable brousse que han­taient les renards et les loups. Des Jong (Kiang‑jong, Jong de Koua tcheou) y pullulaient, en relation avec les Li‑jong qui, au‑delà du Fleuve, habitaient dans les bois au sud de la Wei en bordure du pays de Ts'in. Les princes de Tsin s'allièrent à ces Jong dès le milieu du VIIe siècle : le duc Hien eut pour femme une li jong et, en 626, les Kiang-­jong aidèrent Tsin dans une guerre contre l'État rival de Ts'in. En 557, ces mêmes Jong gardaient assez de puis­sance et d'autonomie pour que leur chef pût obliger le sei­gneur de Tsin à le laisser assister à une assemblée de la Confédération chinoise. A l'est, à l'ouest et au nord, Tsin était entouré par les Ti. Le duc Hien (676‑651), qui le premier étendit les frontières de Tsin, avait, avant d'épouser une femme Li‑jong, épousé une femme Ti. Elle fut la mère du duc Wen, le grand Hégémon ; son frère, Tchao Tch'ouei en fut le principal conseiller. Tchao Tch'ouei est l'ancêtre des seigneurs de Tchao, le principal des États sortis de Tsin (150). La sœur de Tchao Tch'ouei, mère du duc Wen, était une Ti ou plus exactement une Ti Hou ou Ti Jong. Les Ti Jong (Jong‑ti) ne sont autres, paraît‑il, que les Grands Jong (les noms donnés aux Barbares ont, on le voit, une valeur indéterminée) qui résidaient dans le nord du Chen‑si, l'ouest et le nord du Chan‑si : ils étaient les maîtres du cours du Fleuve en amont des défilés de Long‑men et séparaient Tsin de l'État qui fut son rival victorieux, l'État de Ts'in. Au nord, les Ti occupaient, avec le bassin de T'ai‑yuan, les parties hautes du Chan‑si et commandaient les défilés qui mènent aux plaines du Tche‑li : ils isolaient Tsin et Yen. Au sud‑est, dans la région des monts T'ai‑hang résidaient les plus puissantes des tribus Ti, les Ti Rouges qui préten­daient dominer les autres, les Ti Blancs. Les Ti Rouges séparaient Tsin des seigneuries de Wei et de Ts'i. Le duc Wen et Tchao Tch'ouei eurent tous deux, parmi leurs femmes, une Ti Rouge, de la tribu des Tsiang‑kao‑jou.

Grâce à un jeu d'alliances avec les tribus barbares qui l'encerclaient, Tsin parvint à entrer en contact avec les autres seigneuries. Son effort semble avoir d'abord porté sur le sud. Dès la première moitié du VIIe siècle, le duc Hien, allié aux Jong, s'empara des petites seigneuries de Kouo et de Yu situées dans la boucle du Fleuve, aux fron­tières du domaine royal. Dès lors son influence s'exerce sur tout le cours moyen du Fleuve Jaune jusqu'au Ho‑nei (la partie du Ho‑nan placée au nord du Houang‑ho). De ce côté, le contact avec l'État de Wei devint intime, lorsque le duc Wen eut acquis le Ho‑nei, que les Tcheou lui cédèrent en 635 pour le payer de sa protection contre les Ti. Tsin put dès lors intervenir dans les querelles des seigneuries de Tcheng et de Song et balancer dans le Ho‑nan l'influence grandissante des princes de Tch'ou. Du même coup les pro­grès de Tsin sur le moyen Fleuve jaune tendaient à isoler des seigneuries centrales les Ti Rouges.

Ceux‑ci, et en parti­culier un de leurs groupes, les Ti Géants, exercent pendant longtemps une forte pression sur les seigneuries de l'Est. Ils avaient attaqué Song au milieu du VIIIe siècle, Ts'i, Lou et Wei au début du VIIe. Dès 660, le duc Hien, profitant des rivalités entre Ti Blancs et Ti Rouges, attaqua ces derniers dans leurs repaires montagneux du Chan‑si de l'Est (Tong chan). La conquête définitive eut lieu au début du VIe siè­cle (de 600 à 592). Elle fut précédée par une entente avec les Ti Blancs.

L'un des chefs des Ti Rouges avait alors pour femme une princesse de Tsin Après cette victoire, l'État de Wei ne fut plus qu'une dépendance de Tsin. Res­tait à s'emparer des passages du nord vers le Tche‑li. La première étape fut la conquête du haut bassin de T'ai‑yuan dans le Chan‑si moyen. Elle fut réalisée en 540. « Pour com­battre dans ces parages étroits et escarpés » contre des fan­tassins, Tsin dut réformer sa tactique et obliger, non sans peine, ses nobles guerriers à se transformer en piétons. Il vainquit et se rendit maître du grand bassin marécageux aux champs couverts de salpêtre (Ta lou) où la tradition plaçait la capitale de la dynastie Hia. Il partit de là, au milieu du Ve siècle, pour conquérir le royaume barbare de Tai (région de Ta‑t'ong) dont les princes avaient un chien pour ancêtre. Ce pays, riche en chevaux, contrôlait tous les passa­ges vers les hautes plaines du Tche‑li : ses possesseurs pou­vaient peser sur l'État septentrional de Yen. La conquête fut le fait d'un descendant de Tchao Tch'ouei, Tchao Siang-­tseu, dont la sœur avait épousé le prince de Tai. Elle avait été préparée, dès le début du VIe siècle, par une pointe har­diment poussée au nord dans le territoire des Sien‑yu (Ti du Nord). L'expédition, commencée en 529 par un simple raid, fut continuée l'année suivante à l'aide d'une armée munie d'un matériel de siège. Poursuivie en 526, elle ne se termina qu'en 519. Tsin entrait dès lors en contact avec les peuples de la steppe septentrionale.

La domination sur les pays de l'Ouest fut plus difficile à acquérir et surtout à conserver. Dès le début du VIIe siècle, Tsin touchait au Fleuve, bâtissait des places fortes sur ses bords et cherchait à prendre pied sur la rive droite. Il nouait des relations avec les Jong du sud de la Wei, tandis qu'au nord du bassin de la Wei il pratiquait une politique d'alliance avec les seigneurs de Leang. Ceux‑ci, établis dans l'angle formé par le Fleuve et la Lo, essayaient de progresser au nord, vers la grande boucle septentrionale du Houang‑ho. Ils élevaient des murailles et bâtissaient des villes sans avoir assez de monde pour les garnir. Les troubles que pro­voqua la succession du duc Hien et qui affaiblirent Tsin entre 651 et 634, l'empêchèrent de s'emparer de cette proie facile. Elle échut à l'État de Ts'in que Tsin, précisément cherchait à enserrer dans le bassin de la Wei. Tsin, vaincu par Ts'in dans une bataille livrée à ce point vital où le Fleuve jaune, recevant la Wei et tous ses affluents, prend la direc­tion ouest‑est, dut livrer ses territoires à l'ouest du Fleuve.

Ts'in, s'avançant d'abord jusqu'au défilé de Long‑men, s'empara en 640 du pays de Leang. Entre les deux États désormais en contact, commença une rivalité qui, inter­rompue par de fausses trêves, devait durer jusqu'à la fon­dation de l'Empire au profit de Ts'in. Chacune des deux seigneuries rivales cherchait à établir son autorité sur les Barbares, la suprématie allant à celle qui s'assurait momen­tanément leur alliance. Mais, dès 626, Ts'in prit l'avan­tage et, en 623, le duc Mou de Ts'in devenait le « chef des Jong de l'Ouest » . Tsin reprit du terrain au début du VIe siècle en confédérant les Ti Blancs sous son auto­rité. Les princes de Ts'in l'emportèrent finalement, lorsque, progressant dans les vallées de la King et de la Lo ils parvinrent au IVe siècle à s'emparer des plateaux du Chen‑si qui dominent à l'ouest le cours nord‑sud du Fleuve. Tchao, héritier de Tsin dans le Chan‑si, perdit alors définitivement les territoires de la rive droite du Houang‑ho. Ses essais pour dominer les Barbares Hou échouèrent, bien qu'il ait tenté d'adopter leur méthode de combat et créé un corps d'archers à cheval.

Ainsi Tsin, qui n'occupait d'abord qu'un petit canton de montagne, est arrivé à s'emparer de tout le Chan‑si, gagnant de proche en proche, occupant d'abord les passes et les têtes de vallées. Grâce à des apparentages, à des alliances, à un travail de pénétration complété par des coups de force, il a réussi à confédérer autour de lui des groupes barbares dont il exploitait les divisions, puis il les a annexés et assi­milés.

L'histoire des grands États féodaux est toute pareille à celle de Tsin. Tous étaient au début de la période historique de petites seigneuries recluses dans des pays d'accès difficile. Les États qui ont obtenu les plus grands succès sont des seigneuries périphériques. Ils pouvaient prendre à leur service les grandes masses barbares répandues dans les steppes, les montagnes, les zones marécageuses. Ils les ont resserrées autour du grand bassin du Fleuve jaune. C'est sous leur pesée que s'est préparée l'unité chinoise.

Ce sont des chefs de Marches que les grands Hégémons du VIIe siècle. Tandis qu'à l'aide des Jong et des Ti, Tsin et Ts'in créaient de grands États au Chan‑si et au Chen‑si, Ts'i, cherchant à grouper, au nord et au sud, les Barbares maritimes, et conquérant les montagnards du promontoire de Kiao‑tcheou, faisait du Chan‑tong une vaste seigneurie, cependant qu'au sud, travaillant à l'est et à l'ouest, gagnant sur les marécages de la Houai, les montagnes du Sseu‑tch'ouan et même sur celles du Yun‑nan, Tch'ou confédérait les Man et les Yi autour du Hou‑pei et par les vallées hautes de la Han et de la Houai étreignait d'une force accrue les seigneuries centrales du Ho‑nan. Parmi ces dernières une seule, celle de Song, put un moment penser devenir un État puissant. Elle était en contact avec les Barbares de la Houai.

Au début du VIIe siècle, elle chercha à capter leur force afin d'exercer l'hégémonie.
Exercer l'hégémonie, c'était commander en maître aux seigneuries centrales. Le but de tous les Hégémons était de dominer le Ho‑nan occidental. Là est le cœur de la Chine ancienne. Là s'est formée la nation chinoise. Pays coupé, mais d'accès relativement facile, dont les vallées rayonnent vers tous les orients, région intermédiaire entre les plateaux de loess qu'isolent des vallées fermées, et les plaines allu­viales à demi noyées que morcellent les marécages, le Ho‑nan fut d'abord partagé entre des seigneuries minuscules et de faibles tribus barbares. Tout autour, dans des régions plus vastes et sans doute garnies de populations moins denses et plus mouvantes, de grands États se formèrent, s'agrandissant d'abord vers l'extérieur, cherchant (on l'a vu par l'exemple de Tsin) à couper les communications de leurs rivaux avec les Barbares, s'efforçant mutuellement de se tourner, exerçant les uns sur les autres une pression par derrière, exerçant tous une pression convergente sur les seigneuries centrales : tous projetaient de les conquérir. Ainsi a été réalisé un amalgame. Tandis qu'au centre se créait la nation chinoise, à la périphérie s'élevaient des États qui, se proposant d'annexer le centre de la Chine, finirent, eux aussi, par devenir chinois.

La formation d'unités provinciales

On peut, en rapprochant quelques faits, deviner l'impor­tance du mouvement d'unification qui s'est poursuivi pen­dant la période féodale. En 478, dans le Ho‑nan, les habi­tants de la ville de Jong‑tcheou (ou Jong‑tch'eng : ville des Jong) se révoltèrent contre leur seigneur, prince de Wei, qui avait osé les traiter de Barbares. Sans doute le prince jugeait‑il leur assimilation incomplète ; mais eux se prétendaient et se sentaient Chinois. Quelques années auparavant (500), les gens de Lai, dans le Chan‑tong, qui étaient en contact avec Ts'i depuis au moins un siècle, et qui furent conquis, incorporés, déplacés dès 566, étaient encore considérés comme de simples Barbares, dansant des danses sauvages. Telle était l'opinion de ceux qui prétendaient représenter l'esprit de la vieille Chine ; mais les princes de Ts'i ne devaient point encore mépriser les Barbares de Lai, car eux‑mêmes, à cette époque, commen­çaient à peine à s'enquérir des rites. En revanche, dès la fin du IVe siècle, Ts'i était célèbre par sa haute culture et la faveur qu'il témoignait aux savants. « Ils se comptaient (à Ts'i) par centaines ; ils (y) furent près de mille ».

Si le Ho‑nan est la Fleur centrale (Tchong houa), c'est dans les provinces marginales que s'est épanouie la civili­sation chinoise. C'est là que, dans les fédérations plus ou moins stables réunies autour d'un chef puissant, fut senti avec force l'orgueil d'être Chinois ; c'est là qu'on prit cons­cience d'une supériorité sur les Barbares et des devoirs qu'elle imposait. Au début du VIIe siècle, pendant la grande lutte contre les Ti surgis de toutes parts, Kouan Tchong, ministre de Ts'i, énonça le principe que tous « les Chinois (tchou Hia) sont des parents ». Alors, et souvent à frais communs, furent construits des murs de défense contre « les Barbares (qui) sont des loups d'une insatiable avidité ». Tels, par exemple, les remparts construits en 658 à Hing (dans le Tche‑li) par les soldats de Ts'i, de Song et de Ts'ao, ou encore ceux qu'édifièrent à Wei (nord du Ho‑nan), en 647, les princes fédérés autour de l'Hégémon de Ts'i.

Anciennement une seigneurie se composait d'une ville murée, entourée d'une banlieue que protégeaient d'autres murailles. A l'intérieur étaient les champs cultivés, au-­delà les régions incultes, monts boisés, marais couverts de joncs et de broussailles. La ville seigneuriale servait de refuge et, selon leur éloignement, les habitants étaient soumis à des corvées ou à des droits plus ou moins lourds. Seuls les habitants du domaine muré (fong t'ien) contri­buaient au mariage des filles du seigneur. Les seigneuries excentriques qui grandissaient en assimilant des Barbares repoussèrent au loin leurs frontières murées. Une pièce du Che king attribuée à la fin du VIIe siècle célèbre la construction d'une muraille destinée à arrêter les nomades du Nord . Pareilles constructions se multiplièrent. Les nouvelles murailles eurent surtout pour objet de défendre les grands États contre les Barbares qu'une seigneurie rivale cherchait à jeter sur eux pour les prendre à revers. Quand Ts'in, par exemple, au début du IVe siècle, édifia un long mur au Kan‑sou, il voulait protéger, contre des tribus non soumises, des territoires nouvellement conquis, mais sa progression dans ces territoires s'explique par le désir de ne point se laisser déborder par les États, héritiers de Tsin, qui, eux aussi, allongeaient vers le nord leurs domaines. Aussi Wei (l'un des trois Tsin) riposta‑t‑il, en 353, en fortifiant les bords de la Lo : sa muraille alla jusqu'au coin nord‑est de la grande boucle du Houang‑ho. De même le roi Wou‑ling de Tchao (325‑299) éleva un long mur au nord du Chan‑si. Tchao bâtit aussi des fortifications pour se défendre de Wei (en 353) ainsi que d'autres, à l'est, pour se défendre contre Yen, État du Tche‑li (en 291). Dès 369, le prince de Tchong‑chan, autre État du Tche‑li, avait bâti une muraille qui le protégeait de Tchao. De même, dès la fin du Ve siècle, le roi Siuan de Ts'i avait élevé un mur de plus de mille li qui semblait s'opposer aux incursions des Barbares de la Houai, mais qui, en fait, l'isolait de Tch'ou. Enfin Tch'ou de son côté avait bâti au nord­-ouest du Hou‑pei les murailles de Fang : elles marquaient les limites de ses progrès vers les seigneuries centrales.

On voit par quel procédé les pays chinois se donnèrent de véritables frontières. Tandis que, sous la pression des Marches, s'opérait l'amalgame des populations, des unités provinciales se créaient. Il se forma d'abord une civilisation chinoise et des provinces chinoises. Enfin, dans les pays neufs du pourtour de la Chine ancienne, des États tentèrent de s'organiser.

Sur la création des services publics et des domaines d'État, nous ne possédons que des renseignements très médiocres. Fait remarquable, ils proviennent presque uniquement des seigneuries qui exercèrent l'hégémonie. Il est visible que les principales ressources des grandes sei­gneuries furent tout d'abord tirées des contributions four­nies par les seigneurs confédérés. C'est ainsi que l'on voit à plusieurs reprises Tcheng se plaindre des lourds tributs exigés par Tsin. Ils consistaient en présents d'étoffes et de chevaux. Ils comprenaient aussi des corvées.

Les grands princes cherchèrent à s'assurer des revenus moins précaires. Ts'i passe pour avoir (dès le Xe siècle, dit‑on) « fait fleurir partout le travail des artisans et des marchands et (pour avoir) favorisé le commerce avantageux des poissons et du sel ».

Sous le règne du duc Houan (685‑643), le premier des Hégémons, Kouan Tchong, réformant le gouvernement, « institua un bénéfice sur la monnaie, le poisson et le sel, afin de secourir les pauvres et de rétribuer les hommes sages et capables » . Une œuvre attribuée à Kouan Tchong nous montre ce sage ministre et son duc attentifs aux ques­tions de mines, de métallurgie, de monnaie.

En 521, il existait à Ts'i une administration assez complexe. Les monopoles des produits forestiers, des produits des lacs, de ceux des marais, et enfin, le monopole des parcs à coquil­lages et des salines étaient répartis en différents services. A Tsin, les monts, les marais, les forêts et les salines étaient aussi « les trésors de l'État ».

Les salines semblent avoir constitué le principal de la richesse nationale. Les mines devaient aussi y contribuer. Tch'ou avait des réserves de cuivre où il pouvait puiser pour acquérir l'alliance de Tcheng (641). Tsin possédait du fer : on le voit en 510 imposer à chacun de ses sujets une contribution d'un bois­seau de minerai.

A partir du moment où les seigneuries englobèrent dans leurs frontières murées les terrains qui, jadis simples marches, entouraient les murs de leur banlieue, il est pro­bable que de grands travaux furent entrepris pour trans­former en biens nationaux les forêts de montagnes et les fonds boueux. C'est là que la mythologie politique plaçait les repaires des démons contre lesquels le seigneur, à l'aide d'armes magiques, protégeait son peuple (Démons et Barbares se ressemblent fort). Il y a des chances que les travaux d'assainissement dont la gloire est reportée à de lointains ancêtres, aient été le fait de seigneurs assez riches et assez bien outillés pour fournir à leurs paysans de nou­veaux champs de culture. Ces travaux exigeaient une main-­d'œuvre abondante et des techniciens habiles. Ils effrayaient les esprits routiniers. Les entreprendre, croyait‑on, était mettre la seigneurie en danger. Nous avons, sur ce point, un document significatif. « Le prince de Han, voyant que Ts'in réussissait dans ses entreprises, voulut l'épuiser... Il lui envoya donc un ingénieur hydrographe...

Celui‑ci conseilla traîtreusement au prince de Ts'in de percer un canal qui mènerait les eaux de la rivière King à partir de la montagne Tchouang à l'ouest et depuis Hou‑k'eou, tout le long des monts du nord, pour les déverser à l'est dans la rivière Lo.

Le parcours devait être de plus de trois cents li. On se proposait de se servir du canal pour l'irrigation des champs. Les travaux étaient à moitié exécutés quand la ruse fut découverte. » Ts'in eut l'audace de persévérer : il y gagna de transformer en terres arables les marécages qui occupaient une bonne part de son domaine : « Quand le canal fut achevé, on s'en servit pour emmener les eaux stagnantes, et pour irriguer les champs couverts de salpêtre sur un espace de quatre millions d'arpents... Alors le pays à l'intérieur des passes (Ts'in) devint une plaine fertile, et il n'y eut plus de disettes. Ts'in fut à cause de cela riche et puissant et, en définitive, il conquit les seigneurs. » De même Si‑men Pao (entre 424 et 387) enrichit le pays de Wei en drainant et irriguant la région du Ho‑nei entre le Fleuve Jaune et la rivière Tchang.

On aimerait avoir plus de renseignements sur les grandes entreprises d'État qui firent de la Chine un pays de culture continue, et qui lui permirent d'être un pays de population homogène. Il y a lieu de présumer qu'elles datent du temps des Royaumes combattants et sont l'œuvre d'une époque que l'histoire traditionnelle présente comme une ère d'anarchie. Le fait que ces entreprises passèrent pour folles et ruineuses indique combien était neuve et mal assise la conception d'États grands et actifs.

Au reste, tout ce qui tendait à donner quelque force à un pouvoir central était envisagé comme une innovation impie. Nous connaissons aussi mal que l'œuvre des techni­ciens celle qu'accomplirent les légistes. Il se fit assurément pendant la période des Royaumes combattants de grands travaux législatifs. Nous ne savons rien de précis sur eux, sinon les résistances et les critiques qu'ils inspirèrent. Plusieurs codes furent édictés à la fin du VIe siècle, celui de Tcheng en 535, celui de Tsin en 512. Ils furent gravés sur des chaudières. L'histoire commence par affirmer que la fonte de ces chaudrons devait amener les pires cala­mités. Elle devait, par exemple, faire apparaître au Ciel l'Étoile du Feu. Après quoi l'histoire constate qu'en effet la capitale de Tcheng fut détruite par l'incendie. Ainsi fut puni le crime reproché aux novateurs. Il consistait à prétendre remplacer la coutume par la loi. Il semble que les légistes voulaient augmenter l'importance des règle­ments et accroître la puissance de l'administration prin­cière. Ils ne se bornèrent sans doute pas, comme on les en accuse, à aggraver les châtiments, mais il est vraisemblable qu'en matière législative les progrès de l'idée d'État se traduisirent d'abord par une réglementation plus stricte et plus sévère des crimes de lèse‑majesté.

Les codes cher­chaient apparemment à réduire la puissance des aristocra­ties locales et des associations privées.

Les innovations admi­nistratives de Tseu‑tch'an à Tcheng furent considérées comme des attentats aux droits privés : « Prenons nos vête­ments, nos chapeaux, cachons‑les bien ! Prenons nos terres, associons‑nous (pour les défendre) ! Qui tuera Tseu‑tch'an ? nous aiderons ce libérateur ! » Mais la plèbe semble avoir assez vite reconnu les bienfaits de l'intervention de l'État : « Nous avons des enfants, des jeunes gens ; Tseu‑tch'an les instruit ! Nous avons des terres ; Tseu‑tch'an les rend fer­tiles ! Quand Tseu‑tch'an mourra, qui lui succédera ? »

Aucun des grands États chinois, avant les Ts'in, ne sut ruiner l'aristocratie. La seule tentative intéressante dans ce sens fut faite à Tsin et réussit médiocrement. Le due Hien de Tsin avait essayé d'encercler Ts'in, par le sud et le nord, en dominant les Li‑jong et le pays de Leang. Ts'in ne put briser la tenaille qu'en profitant des troubles qui affaiblirent son rival à la mort du duc Hien. Plusieurs branches de la famille princière se disputèrent le pouvoir et Ts'in, les protégeant tour à tour, put conclure d'avanta­geux traités. On décida alors à Tsin de ne plus assigner de charges et de domaines aux fils des prince Cependant l'idée de faire de l'État entier le domaine direct du seigneur était trop révolutionnaire pour ne point paraître imprati­cable. Le duc Tch'eng (605‑598) maintint le principe adopté, mais il donna des charges et assigna des terres sinon à ses parents, du moins à ses grands dignitaires. Il eut soin, il est vrai, de ne point en réserver l'héritage aux fils aînés de ceux‑ci. Sans doute espérait‑il empêcher, par la division des apanages, la fondation de familles aussi puissantes que l'avaient été les familles issues de la maison princière. En fait, à chaque conquête, on ne put éviter de distribuer les terres aux chefs d'armées victorieux. Six grandes familles s'élevèrent. Elles réussirent, en 514, à exterminer les branches cadettes de la maison ducale. Les princes de Tsin s'efforcèrent d'entretenir entre ces familles un état de riva­lité. Elles se combattirent, en effet, mais, réduites à trois (Han, Wei, Tchao), finirent par évincer les ducs et se partager le territoire de Tsin. Notons que Tchao conserva la plus grande partie (tout le nord) du Chan‑si, Han et Wei se partageant le bas Chan‑si et les conquêtes de Tsin dans le Ho‑nan.

La période féodale a abouti moins à édifier des États qu'à faire surgir des unités provinciales. Les provinces dont les contours commencent alors à s'ébaucher partici­pent toutes à une même civilisation. La nation chinoise est en voie de formation, la terre chinoise en voie d'amé­nagement. Il reste à créer la Chine. Il reste surtout à cons­tituer un État chinois.

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