Notion de "pardon" dans la culture chinoise
Penser la notion de « pardon » dans le contexte culturel chinois : à partir d'une lecture de Jacques Derrida.
ZHANG Ning
Université de Genève
1. Introduction
Les quelques réflexions que je présente ici sur la notion de « pardon », telle qu'elle pourrait être comprise dans un contexte linguistique et culturel chinois, ont une double origine. Il s'agit d'abord d'une conséquence du travail de recherche que je mène depuis quelques années sur la question de la peine de mort en Chine : la question du pardon apparaît en effet, de manière nécessaire, comme celle d'une limitation de cette peine capitale – sous les aspects, par exemple, de la grâce ou de l'amnistie. Mais il s'agit aussi d'un effet d'un travail de traduction et d'interprétation auquel le nom de Jacques Derrida reste associé. Je pense en particulier à son récent voyage en Chine, en septembre 2001, où il a prononcé à l'université de Pékin une conférence intitulée « Pardonner : l'impardonnable et l'imprescriptible ».
Comment traduire le concept de pardon et le réseau complexe de notions qui lui sont associées ? Doit-on chercher des équivalents dans la tradition culturelle chinoise ? Doit-on proposer des néologismes ? Doit-on, plutôt, faire travailler des notions chinoises en leur donnant progressivement un sens ou des connotations nouvelles ? C'est à partir de cette expérience de traductrice et non en termes généraux – philosophiques ou historiques – que je proposerai quelques réflexions sur un problème d'une immense complexité.
Dans cette perspective, la pensée de Derrida est particulièrement précieuse en raison du caractère radical de son analyse critique du concept de pardon, menée pendant les dernières années de sa vie. La réflexion de Derrida part en effet d'une double constatation : en premier lieu, dans ses origines comme dans sa signification profonde, le pardon est inséparable de ses origines religieuses, qu'il appelle au sens large « abrahamique » pour y inclure non seulement le christianisme, qui est évidemment essentiel, mais aussi le judaïsme et « les islams ». Mais d'autre part, et en second lieu, on assiste ces dernières années à une prolifération planétaire de la thématique du pardon même dans des contextes culturels étrangers à cette tradition abrahamique. Du fait de la mondialisation de notions comme celle de « crime contre l'humanité », on assiste à des scènes de repentance qui semblent s'inspirer de cette thématique chrétienne ou postchrétienne du pardon.
On comprend la complexité philosophique mais aussi l'importance politique de ce problème. Quand le gouvernement japonais de M. Murayama présente « de tout cœur » ses « regrets » au sujet des exactions commises par l'armée japonaise en Corée, doit-on considérer qu'il demande pardon au peuple coréen ? Sommes-nous dans le même contexte que, par exemple, le travail de mémoire et de repentance mené en Afrique du sud par la fameuse commission « Vérité et réconciliation » (Truth and reconciliation Commission), qui fascinait tant Derrida ? Qui demande pardon à qui, à quel sujet et au nom de quoi (ou de qui) ?
Un des intérêts de la réflexion de Derrida est d'accentuer de manière radicale les paradoxes qui s'attachent à la notion de pardon. En toute rigueur, disait-il, on doit considérer qu'on ne peut pardonner que l'impardonnable. La figure pure du pardon qu'illustre la position abrahamique est celle d'un pardon inconditionnel. Dans le cadre d'une discussion serrée de textes de penseurs comme Vladimir Jankelevitch ou Hannah Arendt, Derrida fait valoir que le pardon doit excéder tout calcul pour mériter pleinement le nom de pardon. Sinon, il reste pris dans une « économie restreinte », celle de l'examen juridique ou celle de la morale du talion1.
Un premier problème qui se pose au traducteur ou à l'interprète est donc de se demander si une telle opposition entre pardon conditionnel et pardon inconditionnel est compréhensible dans un contexte culturel chinois. Un deuxième problème consiste à s'interroger sur le sujet du pardon (au double sens du terme : sujet qui pardonne et sujet qui est pardonné) : la problématique du pardon peut-elle se développer dans toute sa puissance dans une culture qui ne connaît pas la figure du sujet absolu qu'est Dieu (car la question reste ouverte de savoir si, en définitive, c'est l'homme ou c'est Dieu qui pardonne) ? En d'autres termes, comment faire retentir toutes les résonances qui s'attachent à la notion abrahamique de pardon dans un contexte non-théologique comme celui de la Chine ?
Avant de faire quelques remarques à ce sujet, à partir de mon expérience de traductrice, je dois évoquer une manière possible de poser cette question qui a pour conséquence de rejeter purement et simplement la problématique du pardon. Il s'agit de la discussion déjà ancienne entre anthropologues et sociologues, et qui remonte à Ruth Benedict, sur une différence qui permettrait d'opposer le monde occidental et celui de l'Extrême-Orient comme relevant de deux types culturels bien distincts : la « culture de la honte » (shame culture) de la Chine ou du Japon s'opposerait ainsi à la « culture de la faute » (guilt culture) propre à l'Occident christianisé. Dans le premier cas les infractions à la norme provoqueraient une sanction essentiellement extérieure, la « honte » n'étant produite que par le sentiment d'avoir enfreint une convenance d'ordre avant tout social. Dans le deuxième cas, on aurait une intériorisation morale de ce sentiment, qui serait avant tout le produit d'avoir commis une faute ou un péché appelant une sanction non seulement sociale mais religieuse. La honte s'éprouve devant la société, la faute, comme péché, s'éprouve devant Dieu ou ses représentants.
Il n'est pas douteux que cette perspective apporte des éléments éclairants pour notre discussion. Mais il est clair aussi que ses conséquences sont trop simples et négatives. Si la culture chinoise n'était qu'une culture de la honte, il faudrait réserver la thématique du pardon à l'univers occidental. L'attitude chinoise, face à l'infraction commise, serait non de demander pardon, mais de présenter des excuses. Mais il n'est pas sûr qu'il soit possible de distinguer si clairement, et de façon universelle, la thématique de l'excuse et celle du pardon proprement dit – comme le montre déjà l'expression française « Pardon ! », qui signifie selon le contexte « Excusez-moi » ou « Pardonnez-moi ».
Deux raisons m'incitent à tenter d'aller plus loin que cette distinction. En premier lieu, il faut reconnaître le caractère hybride des cultures contemporaines chinoise ou japonaise. Plus d'un siècle d'occidentalisation a aussi signifié l'introduction dans la culture moderne de la Chine ou du Japon de représentations et de pratiques dont l'origine, directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, se trouve dans l'Occident chrétien. En second lieu, mon travail de traduction et d'interprétation des textes m'oblige à constater que le transfert en langue chinoise non seulement du mot mais de la pensée du pardon rend nécessaire le recours à des notions et à des discours chinois qui relèvent de contextes qui peuvent être fort différents. Ces contextes renvoient à une histoire très riche et complexe qui oblige à prendre en considération non seulement la sanction sociale de la faute (comme infraction aux convenances) mais aussi son traitement juridique, moral et religieux.
La traduction moderne, en chinois, du mot pardon peut se faire communément, et selon le contexte, par des mots aussi différents que yuanliang 原谅 – qui relève purement de l'excuse – ou kuanshu 宽恕 – qui comporte une forte connotation morale. Mais la pleine compréhension, dans un contexte chinois, du problème soulevé par Derrida – la possibilité d'un pardon inconditionnel – me semble rendre nécessaire la prise en compte de trois types de traditions propres à la Chine : l'exercice du droit de grâce ou d'amnistie par le pouvoir politique, l'exigence morale de « mansuétude » (shu 恕) développée par la pensée confucéenne et l'horizon d'une exigence proprement religieuse, celle de la « compassion » bouddhique. Il va de soi que, sur des sujets aussi démesurés, je ne pourrais que me limiter à quelques remarques articulées sur l'examen de quelques mots.
2. Pardon et grâce : la pratique juridique chinoise
De même qu'en Occident, la notion de pardon, en Chine, rend nécessaire la mobilisation de notions qui relèvent de la tradition politique et juridique. Existe-il un équivalent chinois du droit de grâce exercé par le roi chrétien – ou ses successeurs dans une société sécularisée ? Cette grâce doit-elle être perçue comme conditionnelle ou inconditionnelle ?
Il est utile de partir d'un texte bien connu, emprunté au Classique des documents, le Shujing qui décrit le comportement de l'empereur mythique Shun :
Shun présenta au peuple l'image des grands châtiments établis par les lois. Comme adoucissement (you 宥), il permit de remplacer les cinq châtiments par le bannissement. Le fouet fut employé dans les résidences des officiers et les verges dans les écoles. On se racheta des peines corporelles par argent. Les fautes commises par mégarde ou par suite de fâcheux accidents furent graciées (she 赦). Celles commises avec audace ou plusieurs fois de suite furent punies de mort ou d'autres châtiments selon leur gravité. Que ces décisions sont respectables ! La sévérité de la justice y est tempérée par la pitié (xu 恤).2
Ce texte, qui été indéfiniment commenté, met en place deux notions, celles de you et de she, que je traduirai respectivement, de manière conventionnelle, par adoucissement ou indulgence et par grâce ou amnistie. Ici, l'indulgence permet au souverain de transformer le châtiment d'un crime en peine moins sévère, et la grâce s'adresse à des crimes commis non intentionnellement.
Au cours de l'histoire politique de la Chine, cette pratique du she a pu prendre des formes différentes et qualifier des actes que l'on peut comprendre comme « rémission de peine individuelle » ou « amnistie générale ». Cette coutume de l'amnistie par l'empereur a pris des proportions inconnues d'autres civilisations, que les recherches de Brian McKnight ont bien mises en valeur. Jusqu'à la fin de l'Empire, ces amnisties se font à dates périodiques et concernent un très grand nombre de criminels. Il peut y avoir, à l'origine de cette action de grâce, un élément de calcul – il semble en particulier que l'administration impériale ait eu du mal à « gérer » une trop grande population de condamnés.
Mais le fondement de cette bienfaisance impérial n'est pas de nature judiciaire. Dès l'époque des Han, la notion d'amnistie fait l'objet de théorisations nombreuses, selon des conceptions qui sont indissolublement cosmologiques, numérologiques et morales. Cet acte de grâce s'accompagne de largesses : il vise à réparer un désordre qui est autant cosmique que proprement humain. L'empereur lui-même n'est pas libre de se soustraire à cette obligation, sous peine de voir mettre en cause son mandat – notamment par l'apparition de signes néfastes, comme les cataclysmes, etc.
À la fin de l'Empire, le grand réformateur du droit chinois Shen Jiaben 沈家本 consacre un écrit à un Un examen de la notion d'amnistie (Shekao 赦考). Il constate l'extension du sens de cette pratique au cours de l'histoire et rappelle son fondement moral et cosmologique.3
De même qu'en Occident, le calcul d'ordre juridique rapportant le crime au châtiment qui lui correspond peut être donc suspendu ou dépassé. Car le jeu de « l'indulgence » (you) reste au sein de la logique judiciaire, en se bornant à atténuer les peines. Mais l'exercice de la grâce (she) interrompt cette logique au nom de considérations supérieures.
Pourtant, ne doit-on pas hésiter à rapprocher cette grâce impériale de la problématique du pardon ? D'abord parce qu'il existe du non-amnistiable – et donc du non-pardonnables : les dix « crimes abominables » ou « crimes qu'on ne peut gracier » (bushe 不赦) sont traditionnellement énumérés en préambule au code pénal proprement dit. Ensuite, parce que l'action impériale n'a pas la nature de « don » que recèle le pardon : il reste régi par une nécessité cosmique et s'exerce selon une logique collective et anonyme.
Il reste que le texte de la règle de Shun, que j'ai déjà cité, a fait l'objet de commentaires y voyant aussi un idéal de sagesse, au-delà de la dimension proprement juridique ou politique. Cet idéal a été spécialement développé par la tradition lettrée « confucéenne ».
3. Pardon et mansuétude : la pratique de sagesse confucéenne
Il n'est pas indifférent que la traduction moderne de la notion occidentale de pardon ait été empruntée à une des notions d'origine confucéenne : kuanshu. Quelques remarques sur la notion de shu traduite conventionnellement par « mansuétude » me paraissent donc nécessaires. Là encore, je partirai de textes bien connus, pour les mettre en rapport avec la problématique occidentale du pardon.
Dans le Lunyu, Confucius définit la mansuétude comme une vertu cardinale de son enseignement :
Zigong (disciple de Confucius) : Y a-t-il un maître mot qui puisse guider l'action toute une vie durant ? Le Maître : « Mansuétude », n'est-ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse, ne l'inflige pas aux autres.4
Il peut paraître étonnant que ce texte, qui présente une version négative de la Règle d'or, puisse être à l'origine d'une traduction en chinois du mot « pardon ». Mais ce passage doit être rapproché d'autres textes qui situent la mansuétude dans un contexte plus actif et plus positif, notamment à la lumière de la notion de ren 仁, ou « sens de l'humain » :
Zigong : Maître, celui qui prodiguerait les bienfaits au peuple et subviendrait à tous ses besoin, ne mériterait-il pas le nom de ren (pleinement humain) ?Le Maître : Ce ne serait plus du ren (humanité, sens de l'humain), ce serait la sagesse suprême (sheng) ! Même Yao et Shun y auraient peiné ! Pratiquer le ren, c'est commencer par soi-même : vouloir établir (li) les autres autant qu'on veut s'établir soi-même, et souhaiter leur réussite autant qu'on souhaite la sienne propre. Puise en toi l'idée de ce que tu peux faire pour les autres – voilà qui te mettra sur la voie du ren.5
L'exercice de la mansuétude n'est pas que négative, elle suppose l'établissement d'une relation active et affirmative envers autrui : la relation d'empathie qui manifeste le sens de l'humain. Plus précisément, la mansuétude n'est que l'extension à autrui de l'exigence morale qui doit d'abord s'appliquer à soi-même – notion de zhong 忠, ou fidélité à cet engagement personnel.
Cette notion nous aide-t-elle à penser le pardon, dans le contexte chinois ? On peut y trouver une ressource dans la mesure où la mansuétude, de même que le sens de l'humain, excède la simple logique de la réciprocité. Il s'agit d'autre chose que du simple calcul d'une morale ou d'une justice rétributive. Il s'agit bien de donner, d'une certaine manière : d'aller au-delà de soi pour aider l'autre à se transformer.
Mais ce don d'humanité que constitue la mansuétude ne semble pas rejoindre l'espace du pardon. Contrairement aux interprétations culturalistes relatives à une simple « culture de la honte », on trouve bien dans la pensée confucéenne, et en particulier néo-confucéenne, une pensée profonde sur le mal, dans sa dimension proprement morale (e 恶). Mais c'est la notion de faute, comme dommage singulier porté à autrui et susceptible d'être pardonné, qui reste relativement peu thématisée. La réflexion se porte surtout sur l'exercice d'auto-transformation morale (xiushen 修身) qui sera systématisé sous les Song et les Ming. Mais cette pensée de la sagesse porte moins sur la faute accomplie que sur l'état mental qui la précède. Il s'agit de se porter en amont de la faute, pour atteindre l'état où cette faute pourra être évitée, grâce à l'exercice de l'équilibre (zhong 中) : c'est cet exercice qui évite l'erreur, commise soit par défaut soit par excès (buji 不及, guo 过).
Naturellement, cet exercice de maîtrise de soi passe aussi par l'examen personnel de ses insuffisances et de ses erreurs passées. Les travaux de Wu Pei-yi ont montré l'importance de cette auto-réflexion et de cet examen de conscience, notamment chez les lettrés marqués par le néo-confucianisme6. Mais cet examen reste largement un exercice personnel, visant idéalement un état de sagesse qui précède l'espace de la faute et donc celui du pardon. C'est l'idéal d'auto-transformation, étendu à autrui, qui est la racine de l'engagement moral néo-confucéen.
Quand le dommage fait à autrui est considéré comme tel et demande réparation, selon sa gravité, il relève plutôt du domaine de l'excuse – comme incivilité ou atteinte aux rites – ou du domaine judiciaire – le droit pénal prenant le relais de l'idéal ritualiste. Cette difficulté à thématiser pleinement la problématique du pardon dans le contexte chinois est également illustrée par l'attitude bouddhiste, qui a du reste beaucoup influencé l'approche néo-confucéenne.
4. Pardon et compassion : l'horizon bouddhique
Il pourrait sembler que la thématique du pardon trouve un terrain plus favorable dans la pensée et la pratique bouddhiques venue de l'Inde – et donc d'Occident – et acclimatée en Chine pendant de longs siècles. N'y trouve-t-on pas une réflexion profonde sur la faute, une imagerie d'un châtiment dans les enfers mais aussi un idéal de délivrance et de compassion (cibei 慈悲) ?
En fait, l'intérêt du bouddhisme chinois est peut-être d'illustrer le caractère problématique du « sujet du pardon », telle que le radicalise Derrida. Qui pardonne quoi à qui, et au nom de quoi ou de qui ?
Il semble que la notion d'un sujet du pardon ne puisse pas s'élaborer, ni dans la réflexion « philosophique » – par exemple dans la pensée profonde d'un maître de l'école Tiantai comme Zhiyi 智顗 (538-597) –, ni dans la pratique des moines ou des laïcs : il est intéressant, de ce point de vue, d'examiner la signification des rituels bouddhistes de confession et de contrition (chanhui 忏悔), bien analysés par Kuo Li-ying 郭丽英7. Est-ce que le but d'une telle confession bouddhiste est, comme dans l'Occident chrétien, d'obtenir un pardon ? Sinon, quelle est sa finalité ?
Il existe beaucoup de situations différentes, selon qu'il s'agisse d'une confession faite par des moines selon les vinaya (lü 律 : règles monastiques) ou faites par des laïcs. L'interprétation de cette confession peut aussi être très différente selon qu'il s'agisse d'un maître d'une des grandes écoles spéculatives comme le Tiantai ou d'un homme du peuple adepte du bouddhisme populaire de la Terre Pure (Jingtu 净土) : dans le premier cas, cette pratique est analysée dans ses implications métaphysiques, dans le deuxième cas, elle se réduit à un rituel mécanique centré sur l'invocation du nom du Bouddha (Amitabha).
Le premier problème est de comprendre quel est le destinataire de la confession. Cette question n'est pas simple. Le chrétien demande pardon à quelqu'un (homme ou Dieu). Le bouddhiste se confesse devant quelqu'un : l'assemblée des moines, un maître-confesseur, ou des images représentant bouddhas et boddhisatvas… Mais ces personnages ne jouent pas de rôle décisif dans l'élimination de la faute. En effet, la confession-contrition bouddhiste est avant tout un acte de purification : c'est un travail que l'adepte doit exercer sur lui-même, pour parvenir à un niveau de conscience supérieur. Il arrive qu'il attende des signes lui permettant de croire que son acte de contrition a réussi : par exemple des apparitions d'un bouddha ou d'un boddhisatva. Mais le rôle de ces personnages, réels ou imaginaires, n'est qu'un rôle d'assistance, de témoignage et d'attestation. Kuo Li-ying n'hésite pas à dire, sur le rôle des bouddhas ou boddhisatvas qui apparaissent au sujet qui se confesse – en leur touchant la tête ou en leur imprimant un sceau sur le bras – que « leur action est comparable à celle pratiquée dans un bureau de l'administration chinoise »8. On ne trouve pas l'équivalent de l'acte performatif accompli par celui qui pardonne, et qui transforme le sujet pardonné. C'est le sujet bouddhiste lui-même qui fait tout le travail, par des exercices de purification, de repentance et de contemplation. Personne, pas même le Bouddha, ne peut se substituer à lui.
La question « à qui se confesse-t-on ? » est déjà un problème. Mais ce problème est redoublé, car la question « qui se confesse ? » n'est pas moins difficile. Le coupable est responsable de sa faute, si elle est intentionnelle. Mais cet acte mauvais s'insère lui-même dans une longue chaîne de causalité karmique dont le sujet n'a pas conscience. Sa repentance ne porte pas seulement sur les actes de sa vie présente, mais aussi sur ceux de ses vies antérieures, qui continuent à porter leurs mauvais « fruits » dans le présent.
Le but, pour les personnes les plus éclairées, est de prendre conscience que non seulement la faute repose sur l'illusion et l'ignorance, mais que le sujet lui-même n'a pas d'existence substantielle. La « vacuité » est au fondement de la faute que du sujet de la faute. L'enseignement de maître comme Zhiyi vise, en dernière analyse, à la prise de conscience de la vacuité de tous les « dharmas » (les éléments de l'expérience). Non pas parce que ces « dharmas » ne sont rien – le bouddhisme n'est pas un nihilisme –, mais parce qu'ils n'ont pas de réalité auto-subsistante : ils sont tous le produit du mécanisme de la « co-production conditionnée ». Ainsi que le dit le Soûtra de la contemplation (Guanjing 观经), commenté par Zhiyi :
La pensée est produite par l'illusion. Elle est comme le vent dans l'espace vide, sans support…Puisque la pensée en soi est une vacuité, le péché et le mérite n'ont pas de propriétaire (zui fu wu zhu 罪福无主)Il faut ainsi méditer au cours de la confession… Le corps et l'esprit de celui qui pratique cette confession seront purs et ne resteront pas dans les phénomènes des dharmas.9
Le péché n'a pas de propriétaire : en toute rigueur, il n'y a pas de « sujet » de la faute, pas plus que de sujet de la confession elle-même, sinon dans un sens très particulier et provisoire. Cette conception explique le caractère anonyme et répétitif de la confession bouddhique : ce ne sont pas des actes concrets et individuels qu'on confesse, mais une liste stéréotypée de péchés, où les vies antérieures sont autant concernées que la vie présente.
La compassion elle-même n'est pas le sentiment qui unit une individualité à une autre individualité, mais une efficacité universelle assistant l'ensemble des êtres dans leur travail d'auto-transformation. Comme l'écrit L'éveil à la foi dans le Mahâyâna (Dacheng qixinlun 大乘起信论), très lu par les lettrés chinois, il n'y a pas de « séparation » entre le dispensateur de la compassion et celui qui en bénéficie :
Les Bouddhas-Tathâgatas, lorsqu'ils étaient au stade de boddhisatvas, ont exercé une grande compassion, ont pratiqué la paramita (perfection de sagesse), et ont accepté et transformé les êtres sensibles. Ils ont pris de grands vœux, dans le désir de libérer tous les êtres sensibles au travers d'âges sans fin, car ils considéraient tous les êtres sensibles comme ils se considéraient eux-mêmes. Et pourtant, ils ne les ont jamais considérés comme des êtres séparés. Pourquoi ? Parce qu'ils savaient de manière certaine que tous les êtres sensibles et eux-mêmes ne faisaient qu'un dans l'Ainsité (réalité ultime : tathatâ) et qu'il ne pouvait y avoir de distinction entre eux.10
La distinction entre moi et autrui est le produit de consciences restées attachées au monde phénoménal : l'action du boddhisatva s'exerce depuis un plan de réalité qui transcende cette distinction. On conçoit que la problématique du pardon, avec la distance qui sépare le sujet pardonneur du sujet pardonné, soit difficilement conceptualisable dans un tel univers.
5. Conclusion
J'ai essayé de m'interroger sur le transfert possible de la problématique du pardon dans le contexte linguistique et culturel chinois, à la lumière d'une lecture de textes de Jacques Derrida. Que l'on partage ou non son analyse radicale (ou hyperbolique) du pardon, il reste clair que la compréhension du pardon, tel qu'il est dramatisé par la tradition chrétienne (ou abrahamique), demande la prise en compte de notions qui sont ses conditions de possibilité. Or, ces notions, sans être inexistantes, restes problématiques dans les traditions de pensée chinoise.
Le pardon exige d'abord la singularité. C'est une personne singulière qui pardonne à une autre personne singulière, même si une de ces personnes est Dieu. Parmi les trois contextes chinois que j'ai examinés, c'est la tradition de sagesse confucéenne qui peut s'en approcher, mais seulement de manière limitée. Le sage confucéen reconnaît bien la distinction – entre les rôles sociaux, par exemple –, mais pas nécessairement la singularité irréductible. Dans les deux autres traditions, on est encore plus loin de la singularité. La grâce politique du souverain s'exerce de manière collective et anonyme, et sur le fond de justification cosmologiques. Et la confession bouddhique, comme le note Kuo Li-ying « est fort peu individuelle »11 : elle a pour but la « purification », c'est-à-dire, en dernière analyse la déconstruction du sujet singulier, la reconnaissance de sa « vacuité ».
Le pardon exige ensuite l'altérité, et même, si l'on en croit Derrida, une altérité absolue. Il n'y a pas de pardon véritable là où s'exerce une simple rétribution, récompensant le même par le même. Le pardon, comme don, doit excéder, dit-il, « toute logique de l'identification ». Or, c'est une telle logique de l'identification qui semble dominer la pensée confucéenne et bouddhique. Le sage confucéen doit avant tout étendre à l'autre l'effort d'auto-transformation qu'il a lui-même commencé. Et la compassion bouddhique repose, par-delà les distinctions phénoménales et illusoires, sur la reconnaissance de la « vacuité » qui est commune à tous les dharmas, y compris le sujet de la contrition et de la compassion.
Mais je suggère qu'il y a un troisième élément dont il faudrait tenir compte. Le pardon n'est pas concevable sans une conception dramatique de l'humanité. Il y a un drame du pardon, qui répond au drame du péché. Il y a un début, un déroulement et une fin, sur la scène du pardon. Cette scène présente toujours un drame singulier, avec des récits concrets sur les fautes commises par des individus et sur leur recherche du pardon (le pardon donné par quelqu'un). L'acte de pardonner, qui vient mettre un terme à ce drame, a une forte dimension performative qui semble particulière à la vision chrétienne ou peut-être abrahamique. Le pardon est un don qui transforme le sujet coupable : c'est un don qu'il ne trouve pas en lui-même, qui lui vient du dehors. Cette scène suppose l'altérité, mais aussi, il me semble, le déroulement dramatique d'un récit, orienté vers sa conclusion.
Il est probable que le pardon, dans son sens le plus pur, suppose l'historicité particulière introduite par les religions abrahamiques : l'histoire comme histoire dramatique du salut. Mais il me semble – pour moi qui ai travaillé sur le théâtre – qu'il y a une théâtralité propre à la scène du pardon qu'on ne retrouve guère dans le contexte chinois, et sur laquelle il faudrait peut-être réfléchir.
Notes
1 La réflexion de J. Derrida est aussi une réponse à un débat sur la nature du pardon, dont il convient de dire un mot. Ce débat est notamment lancé, après la fin de la Deuxième guerre mondiale, par V. Jankélévitch (1903-1985), dans trois écrits importants sur une fin possible de l'histoire du pardon provoquée par le projet d'extermination des Juifs par les nazis. Dans L'imprescriptible, en 1956, il s'interroge sur l'impuissance des critères juridiques habituels devant des crimes défiant toute proportionnalité, commis contre « l'essence humaine » (republié en 1986, Paris, Seuil). Dans sa deuxième étude, intitulée Le pardon (Paris, Aubier, 1967), il soupçonne dans la volonté de pardonner celle d'oublier ; or, « oublier ces crimes gigantesques contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain ». Dans un troisième texte de 1971, sous le titre « Pardonner ? » (L'honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986), il concède qu'une certaine réciprocité pourrait être rétablie par l'acte de demander pardon. De son côté, H. Arendt (1907-1975), dans The Human Condition, oppose le pardon à la vengeance en le liant au pouvoir de punir : « C'est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu'ils ne peuvent punir, et qu'ils soient incapables de punir ce qui se révèle impardonnable » (Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 307). p. Ricoeur souligne aussi la difficulté du pardon, en raison de « la disproportion existant entre les deux pôles de la faute et du pardon » ou « entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon » (La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 593). D'une certaine manière, J. Derrida relance la discussion grâce à un examen rigoureux de la relation toujours présente entre conditionnalité et inconditionnalité du pardon. Ses textes principaux sur ce sujet sont : « L'excuse et le pardon », in Donner le temps. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 139-217 ; « Justice et pardon », in Sur Parole, Paris, l'Aube, 1999, p. 141 ; « Le siècle et le pardon », Le Monde des débats, décembre 1999, p. 10-17 ; « Pardonner : l'impardonnable et l'imprescriptible », conférence donnée à l'Université de Pékin, 2001 (non publiée). Est aussi utile la mise au point de G. Borradori, « La déconstruction du concept de terrorisme selon Derrida », in J. Derrida et J. Habermas, Le concept du 11 septembre, Paris, Galilée, 2003, p. 202-207.
2 Traduction Séraphin Couvreur, modifiée, « Règle de Chouenn », Chou King : Les Annales de la Chine, Paris, Éditions You Feng, 1999, p. 21.
3 À l'origine, seules les fautes limitées (guo 过) pouvaient faire l'objet d'une grâce (she), les crimes (zui 罪) ne pouvaient qu'être adoucis (you). Reprenant des commentaires anciens, Shen Jiaben souligne que l'action bienfaisante de l'empereur a la même nécessité que l'action de la pluie sur la terre. Shen Jiaben, « Shekao » (Un examen de la notion d'amnistie), Shen Jiyi xiansheng yishu 沈寄簃先生遗书 (Œuvres posthumes de Shen Jiaben), par Zheng Yuanshu 郑沅署 (éd.), vol. 7, s. d., réimpression, Pékin, Zhongguo shudian.
4 Lunyu, 15, 24. Je reproduis la traduction d'A. Cheng, Entretien de Confucius, Paris, Seuil, 1981, p. 125.
5 Lunyu, 6, 30, trad. A. Cheng, ibid., p. 60.
6 Wu Pei-yi, « Self-examination and confession of sins in traditional China”, Harvard Journal of Asian Studies, n° 39, 1979, p. 5-38 ; et Confucian Progress : Autobiographical Writing in Traditional China, Princeton University Press, 1991. Cf. dès l'époque du Zhongyong 中庸, la thématique du dushen 独身 (examen de soi dans la solitude).
7 Kuo Li-ying, Confession et contrition dans le bouddhisme chinois du Ve au Xe siècle, Paris, École française d'Extrême-Orient, 1994.
8 Ibid., p. 170.
9 Taishō shinshū daizōkyō 大正新修大藏经, vol. 9/277, p. 392-393. Cité par Kuo Li-ying, op. cit., p. 67.
10 Dacheng qixinlun, Pékin, Xinhua shuju, 1992, p. 108.
11 Kuo Li-Yng, op. cit., p. 170.