Je me permets de réagir après la lecture de ce livre, qui m'a incité à m'inscrire sur votre forum pour donner une autre point de vue (issu de mes lectures d'ouvrages de tibétologues pour la plupart, ce qui ne les rend pas forcément exacts, mais leur donnent me semble-t-il une légèrement plus grande légitimité que celle d'un auteur de pamphlets).
Il convient d'abord, pour lire avec le recul nécessaire cet ouvrage, savoir que Monsieur Vivas est un militant de gauche, très à gauche, soutien de Fidel Castro et de Jean-Luc Mélanchon (lequel cogne sur tout ce qui porte soutane et fait les yeux doux à la Chine).
Il suffit d'un unique voyage au Tibet en 2010 (région où l'on ne peut voir que ce que les autorités acceptent de vous en montrer) pour faire de Monsieur VIVAS un spécialiste immédiat de la question tibétaine.
Il apparaît pourtant qu'il ne connaît rien de son sujet, qu'il n'analyse qu'au travers d'une lecture singulièrement partisane.
Ainsi, il reproche au Dalaï Lama d'avoir accepté de l'argent du diable américain (la CIA semblant être une obsession de M. Vinas, qu'il voit infiltrée partout). Rappelons qu'alors que la Chine avait envahi le Tibet, et était en train de détruire nombre de monastères et d'exécuter les opposants, aucune nation n'entendait intervenir militairement. Peut-on dès lors en vouloir à ce qui était alors un jeune homme d'avoir accepté une aide, d'où qu'elle vienne, pour aider son peuple et espérer que les exactions chinoises prennent fin ? Il est à noter que cette histoire, qui date pour l'essentiel des années 50, est régulièrement reprises par les ennemis du Dalaï Lama, qui ne semblent pas avoir tant d'arguments à son encontre pour revenir sans cesse que cette question.
Il met en avant le fait que la résistance des tibétains, en particulier des guerriers Khampas, a été farouche. Aurait-il fallu que les tibétains se laissent massacrer sans réagir ? On dirait que les chinois pouvaient envahir, détruire, déporter et exécuter selon un droit naturel du plus fort, et que les tibétains devaient accepter les bienfaits de la révolution culturelle, quitte à disparaître, eux et leur culture.
Il lui reproche de varier dans ses positions, entre ses demandes d'indépendance du Tibet et celle d'autonomie. Il faut souligner que le Dalaï Lama doit à la fois tenir compte des souhaits de son peuple, les plus jeunes militant nettement pour une utopique autonomie complète du Tibet, et les positions des autorités chinoises, qui font preuve d'une inflexibilité totale. Et d'une manière générale, c'est un statut de région autonome que réclame le Dalaï Lama, sans d'ailleurs y croire encore beaucoup aujourd'hui.
Il lui reproche d'être un dictateur assoiffé de pouvoir : il faut se rappeler que le Dalaï Lama est le chef d'un peuple en exil, et qu'il se retrouvait devant une tache quasi impossible, celle de préserver la culture tibétaine hors de ses frontières, et de maintenir l'unité de son peuple. Il y est parvenu au delà de toute espérance, par un charisme évident, ce qui impliquait qu'il demeure le référent de son peuple, outre que ce rôle lui était culturellement dévolu par la structure de la société tibétaine. On ne peut juger la place du Dalaï Lama que par référence à l'histoire du pays, à savoir que la légitimité du chef provient de sa désignation par des lamas. On peut bien sûr trouver à y redire, mais si on ne prend pas en compte cette particularité, on tombe dans le panneau, comme le fait M. Vivas, de juger le rôle de Dalaï Lama avec une lecture occidentale.
En outre, il s'agit d'un drôle de dictateur, qui a récemment volontairement remis l'ensemble de ses pouvoirs politiques à un premier ministre élu. La Chine qui n'a jamais connu d'élections se trouve singulièrement en porte à faux de ce point de vue.
Le Dalaï Lama serait l'idole des bobos et à ce titre intouchable : on voit là que M. Vivas ne s'est jamais rendu à une conférence de sa bête noire. Il aurait pourtant pu constater que la majorité des personnes qui viennent le voir sont plutôt des électeurs potentiels de Mélanchon (que soutient Vivas). Et intouchable, il ne l'est pas, il constitue même une proie facile à laquelle on peut s'attaquer sans risquer grand chose.
Il lui reproche aussi d'avoir interdit la pratique dite de Dordjé Shougden. Notons que Monsieur Vivas reprend à ce propos, intégralement et avec grande complaisance les arguments d'un mouvement de bouddhistes intégristes, la Nouvelle Tradition Kadampa (qui sont justement les pratiquants de Shougden en France et nombre de pays occidentaux). On peut constater que M. Vivas ne connaît rien à cette problématique et reprend sans sourciller les propos des adversaires du Dalaï Lama.
Il faut pourtant savoir que la pratique de Shougden est apparue au 17ème siècle dans des circonstances troubles, qu'elle fut adoptée par l'aristocratie Guélougpa (une des 4 écoles du bouddhisme tibétain) pour marquer sa prééminence sur les autres écoles (et s'en démarquer). Elle fut donc un facteur de division dans les conditions même de sa création. Les Dalaï Lama qui ont vécu assez longtemps (le 5ème et le 13ème) ont tenté d'y mettre fin, sans succès tant était fort le pouvoir des dignitaires Guélougpas (outre qu'une partie de l'aristocratie laïc du Tibet avait aussi adopté cette pratique).
Le Dalaï Lama actuel fut évidemment dans sa jeunesse éduqué par les membres de l'aristocratie Guélougpa (à laquelle appartiennent tous les Dalaï lamas) et il fut donc encouragé à pratiquer Shougden. Ce n'est que lorsque les conditions furent réunies, notamment lorsque l'actuel Dalaï Lama a estimé qu'existaient de nouveaux risques de divisions dans la communauté tibétaines, qu'il a demandé que cette pratique soit abandonnée par ceux qui lui faisaient confiance.
On peut donc dire qu'il avait une double légitimité à adopter cette position : d'une part il connaît cette pratique et peut donc donner un avis circonstancié sur le sujet, d'autre part, il est le garant de l'unité du peuple tibétain et est en droit à ce titre de vouloir mettre fin à une pratique qui dès l'origine constituait un facteur de division.
Il importe de souligner que les autorités chinoises, promptes à utiliser les armes de son ennemi, encouragent la pratique de Shougden, puisque tout ce qui peut diviser les tibétains leur profitent.
Le Dalaï Lama méconnaîtrait la séparation inscrite dans la constitution française entre l'Etat et la religion : oui à l'évidence si on analyse la structure de la société tibétaine au travers de la structure de la société française. Il faut pourtant nécessairement prendre en compte l'histoire des deux pays, si différents culturellement, pour comprendre que la société tibétaine s'est constituée autour du bouddhisme, et que séparer le peuple tibétain de sa religion est un non sens. Il n'est que de se rappeler que la langue tibétaine elle-même fut inventée pour permettre de traduire au plus près les textes bouddhistes indiens pour s'en convaincre. Mais tout ceci est inconnu pour M. Vivas, que cela n'intéresse pas, tout occupé qu'il est dans son oeuvre de destruction de celui qui représente pour lui l'idole des bourgeois.
M. Vivas affirme que les Dalaï Lama ont maintenu le Tibet en tant que société inégalitaire de type féodal : d'abord, le pouvoir de Lhassa et des Dalaï lamas a toujours été très réduit sur le pays, et la plupart des provinces s'administraient elles-mêmes, sans se soucier de ce qui pouvait bien se passer dans la capitale, qui n'était même pas considérée comme telle. On voit déjà que les Dalaï Lama n'étaient pour rien dans les inégalités du pays. Ensuite, la situation décrite était commune à nombre de pays à la même époque, sans que cela ne constitue une spécificité du Tibet. Enfin, pourquoi reprocher à l'actuel Dalaï Lama ce qui fut l'état d'une société avant même sa naissance ? La jeunesse tibétaine actuelle, du moins celle qui vit en exil a adopté un mode de vie très proche de celui des jeunes occidentaux, et la société féodale tant vantée n'est plus qu'un souvenir (ce qu'aurait vu M. Vivas s'il était allé ailleurs que dans le parc d'attraction bouddhiste pour touriste du Tibet chinois et s'était un peu renseigné sur la question).
Enfin, mais il reste beaucoup à dire, M. Vivas reproche au Dalaï Lama d'être opposé à l'homosexualité : c'est oublier que Tenzin Gyatso est bouddhiste tibétain, et que les textes traditionnels des quatre écoles tibétaines désignent l'homosexualité comme une pratique sexuelle négative. On peut bien sûr s'élever contre cette vision archaïque des choses, qui en pratique est appréciée de façon bien plus moderne par les jeunes maîtres. On ne peut en tout cas en vouloir au seul Dalaï Lama d'exprimer la même chose que les autres maîtres de sa génération, qui reprennent les textes anciens.