Publié en 1986, le deuxième article,
Crise ! la littérature de la nouvelle époque est entrée en crise, tient tant du réquisitoire que du plaidoyer :
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réquisitoire contre le repli nationaliste et la régression traditionaliste qui sont pour Liu Xiaobo les tares de la littérature chinoise telle qu'elle s'est développée après la chute du maoïsme
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plaidoyer pour la modernité, l'ouverture internationale, les leçons des sciences humaines et pour l'individualité
Je ne vous donnerai pas toutes les références bibliographiques qui me permettront peut-être de jouir intelligemment de ma retraite, l'année prochaine (je vous renvoie, pour cela, au livre de Liu Xiaobo), mais je vous résume l'essentiel.
Alors que toute l'intelligentzia chinoise sombrait dans l'autosatisfaction, Liu Xiaobo, ici comme ailleurs, faisait entendre une voix dissonante et empruntait une voie dissidente !...
C'est que, après la
« littérature des cicatrices », qui explorait les souffrances de la Révolution culturelle et dont Liu Xinwu et Lu Xinhua donnaient le coup d'envoi respectivement avec
Le Professeur principal (Ban Zhuren, 1977) et
La Cicatrice (Shanghen, 1978), les auteurs convenus revenaient en arrière avec la
« littérature des racines ». Or, après avoir
« tressé des éloges sincères » à cette littérature, tant il est vrai qu'il n'y a
pas de pensée du présent possible sans une conscience historique et une mémoire culturelle ancrée dans les traditions du passé, Liu Xiaobo fustige les nostalgies
« féodales » et
« traditionalistes » qui entravent, selon lui, la marche en avant de la littérature chinoise vers la modernité.
Certes, il faut se réjouir que la littérature contemporaine ait échappé au
« néant absolu » de la Révolution culturelle mais cette
« littérature des racines » n'arrive pas à la cheville de la
« littérature du 4 mai » dont Lu Xun avait jeté les bases en 1918 avec son
Journal d'un fou. La littérature du 4 mai,
« née, comme nous l'apprend Ph. Béjà,
des manifestations du 4 mai 1919 contre le traité de Versailles, [...] attaqu[ait] frontalement la culture hiérarchique confucéenne ». Elle allait résolument de l'avant ! La
« littérature des racines », au contraire, se tourne vers le passé, elle regarde vers les années 50, vers la tradition classique, voire vers les
« idylles pastorales d'un laboureur et d'une tisserande » et le légendaire de la Chine éternelle ! A la lutte des classes,
La Cicatrice, par exemple, oppose
« l'éthique des liens du sang » et l'on voit d'ex-«
jeunes instruits », dont la vie a été brisée par l'envoi à la campagne, chanter les bonheurs simples du retour à la terre ! Dans
Les Trois rois (éd. de L'Aube, 1994), A Cheng se prosterne même devant le confucianisme et
« la doctrine bouddhiste et taoïste du « non-agir » qui a instillé un poison si profond dans le coeur des Chinois ». Tout ce qu'il y avait de subversif dans le taoïsme
( «la critique radicale de la réalité, le scepticisme, le relativisme et l'esprit de résistance») est en effet oblitéré dans la réinterprétation confucéenne dominante que critique Liu Xiaobo.
Voilà donc, contre toute attente, le féodalisme et la résignation ancestrale réhabilités au nom de la critique nécessaire du maoïsme !
Pour Liu Xiaobo, faire revivre le passé ne doit donc pas empêcher les auteurs chinois de le faire de manière anti-traditionaliste, comme l'a fait la Renaissance en Occident ! Au lieu de
« se vautrer dans la culture traditionnelle », de vanter les valeurs de la culture féodale et de
« remettre à l'honneur le confucianisme » qui prône l'abnégation et le sacrifice de soi, la littérature chinoise devrait selon lui s'inspirer des acquis des sciences humaines pour promouvoir
« la libération de l'individu et la valeur du moi ».
C'est en se confrontant aux autres cultures au lieu de s'enfermer dans un conformisme et un nationalisme esthétiques affligeants que la littérature chinoise redeviendra vivante ! Au lieu de répéter indéfiniment les clichés éculés qui font du saule le symbole de la séparation, du pin, du chrysanthème et du prunier
« trois amis pour la vie » et d'enfermer leurs personnages dans des rôles stéréotypés dignes de la Révolution culturelle, les auteurs chinois devraient s'inspirer de leur expérience personnelle.
Au lieu de puiser leurs idées dans le
« discours social, rationaliste ou moralisateur », ils devraient renouveler leurs sujets et leur langue en puisant aux sources de la sensualité et de la sensibilité individuelles, quitte à introduire dans leur texte ces objets scandaleux que sont l'argent et la sexualité. C'est à cette condition qu'elle échappera à
« l'ossification » qui la guette.
Cette analyse, faite en 1986, est d'une formidable modernité ! le confucianisme est en effet devenu, comme nous le montre
le feuilleton récemment programmé sur CCTV et diffusé en 2007 en Chine, le meilleur auxiliaire de la politique de Hu Jintao, quant au nationalisme, il est le bouclier idéal de la Chine contre l'esprit critique, rebaptisé, pour les besoins de la cause,
« insupportable ingérence » de l'étranger dans les affaires intérieures de la Chine ! Le
déboulonnement de la statue de Confucius, dont nous ne connaissons pas encore le dernier mot, s'inscrit aussi dans cette histoire récente. Je crains, malheureusement, que Confucius, dont Liu Xiaobo fustigeait la résignation, ne soit encore trop subversif pour le pouvoir actuel.