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Le Guerrier, la Femme et l'Éducateur dans l'imaginaire social de l'Occident à l'égard de la Chine

© Chine Informations - La Rédaction

Le Guerrier, la Femme et l'Éducateur, articulation et dialectique de schèmes héroïque, mystique et synthétique dans l'imaginaire social de l'Occident à l'égard de la Chine

Troisième Congrès International d'Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AECSE, Bordeaux, 28-29-30 juin 1999)
René Barbier (Université Paris 8, Centre de Recherche sur l'Imaginaire Social et l'Éducation,
http://www.barbier-rd.nom.fr/chineimaginairebordeaux99r.htm

I. De la pensée chinoise

La pensée chinoise traditionnelle, c'est-à-dire celle qui a pris naissance il y a plus de deux mille cinq cents ans et qui s'est organisée au fil des siècles autour des "pères" du système taoïstes (Laozi (Lao Tseu), Zhuangzi [prononcer Tchouang-tseu ], «Maître Zhuang», Liezi[Lie-Tseu]) mais également autour de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi, (Confucius), Mengzi (Mencius), Ge Hong [prononcer Ko Hong] (283-343), Zhang Zai [prononcer Tchang Tsai] (1020-1077), Wang Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi [prononcer Wang Fou-Tche] (1619-1692), est subtile et dérangeante.

Subtile parce qu'elle perpétue une attitude des chinois à comprendre la réalité naturelle sans vouloir systématiquement la réduire à l'aune de la raison raisonnante.

Dérangeante parce que le philosophe occidental a bien du mal à ne pas reconnaître dans les approches de la vie individuelle et sociale de la pensée chinoise, une authentique philosophie, même si elle ne s'exprime pas toujours selon les modes habituels des académies issues de la Grèce antique. L'application de la catégorie occidentale de "philosophie" remonte sans doute à l'enseignement de Nakamura Masano (1832-1891), professeur à l'université de Tokyo. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la "pensée chinoise" (Cheng, 1996), c'est l'orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie, beaucoup plus évidente dans l'histoire de la philosophie occidentale.

Confucius ne parlait pas de prodiges ou de manifestations paranormales. Le sage, l'homme de bien, met en garde contre ce type de manifestation et se refuse à troubler autrui avec de tels sujets. Le raisonnement remet les choses en place et replace le surnaturel dans l'ordre de la nature. Léon Vandermeersch (1985) soutient que le surnaturel sauvage (celui des "esprits", des "fantômes") fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le surnaturel converti est transformé en qi (matière-énergie cosmique), en yin et yang, en wunxing (cinq éléments), c'est-à-dire en forces agissant au plus profond de la nature, difficilement imaginables mais saisissables par la réflexion appliquée à la raison des choses. Dans le surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de profondeur dans l'immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de "hauteur" jusqu'aux niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le sage tient un discours cosmologique, non religieux, et n'élabore pas le concept de transcendance, comme celui de divin. Le terme chinois de shenxue (théologie) renvoie à shen qui s'applique aussi bien aux âmes des êtres humains qu'à toutes sortes de déités. Il s'agit plutôt d'une individuation du surnaturel, du cosmologique, au niveau des "dix mille êtres", c'est-à-dire du manifesté.

Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n'y a rien au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de "plus haut que" ou d' "antérieur à" toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme d'une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les "dix mille êtres".

Doté de plusieurs degrés, ce continuum développe celui du yin et du yang, dont la dynamique interne anime les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance cosmique), dont la dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du dao (voie cosmique), source elle-même de la dynamique du de. Comme le remarque L. Vandermeersch, "il ne s'agit pas d'un au-delà du monde physique, mais d'un approfondissement de la nature de la réalité physique elle-même." (p.13). Pour cet auteur, si la Chine n'a pas connu de théologie, c'est sans doute parce qu'elle n'a pas connu l'institution de la prêtrise.

Les jésuites essaieront bien, au XVIe siècle, de réduire le "Ciel" chinois au Dieu chrétien. Mais la nature des deux représentations est totalement différente. Chez les fils de Han, il y a homogénéité de la réalité cosmique du ciel à l'homme. Un continuum radical de l'univers qui éclate, au niveau du sensible, par la manifestation des "dix mille êtres". Dans le christianisme, il y a toujours "deux" : Dieu et sa créature, fut-elle à l'image du dieu créateur. En Chine, la psychologie humaine est cosmologisée. Dans le christianisme, nous assistons à un anthropomorphisme divin.

Les conséquences culturelles sont importantes.

- D'abord la Chine traditionnelle ne produit pas de guerres de religion, comme celles qui ont bouleversées les pays sous l'égide de religions monothéistes (Christianisme, Islam, Judaïsme). Les confucianistes n'engagent pas de débats avec les jésuites sur l'existence de dieu. Les Chinois se préoccupent essentiellement des rites.

- Mais les rites ne sont reconnus comme valables que s'ils sont intériorisés et dans la mesure où ils relient tous les membres du corps social. Ils ne s'agit pas simplement d'un decorum mais d'une activité très existentielle et sincère, sans discours théologique.

- La pensée scientifique chinoise est influencée par cette cosmologisation du monde. Loin d'être un enchaînement linéaire de causes et d'effets, le monde dans son évolution est perçu comme une série de passages.

Marcel Granet (1934) écrit, à ce propos : "Au lieu de constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des alternances d'aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n'est pas à la façon d'une cause et d'un effet : ils leur semblent appariés comme le sont l'endroit et l'envers..." (p. 329-330).

La seule école de la pensée chinoise qui se soit rapprochée d'une tendance théologique, celle des moïstes (de Mozi) pour consacrer une raison causale, n'a pas survécue.

Le taoïsme populaire a récupéré la tendance magico-religieuse des Chinois. Les pratiques taoïstes, au fil des temps, ont intégré le surnaturel au sein d'innombrables sectes. Une partie de la dimension théologico-métaphysique sera, malgré tout, réinsérée dans le taoïsme philosophique influencé par le bouddhisme. Le bouddhisme chinois, le tch'an, concoctera cette approche et passera, par la suite, en Corée et au Japon pour donner le bouddhisme zen.

Approfondissons l'analyse de la pensée chinoise à partir du confucianisme et principalement d'un disciple exemplaire : Mencius, tel que François Jullien (1985, 1995) a pu nous en donner une développement intéressant à partir d'un double éclairage kantien et rousseauiste

Quelle forme de conscience morale est à l'origine du confucianisme ? Il faut se rappeler que la tradition chinoise n'a pas connu de "révélation". Toute transcendance chez elle passe par une conscience morale. On parlerait aujourd'hui de "spiritualité laïque".

Après être sortie d'une première époque (IIe millénaire AJC) des Shang, encore largement liée aux pratiques sacrificielles et divinatoires, sous les Zhou (Ie millénaire AJC) s'engage un processus de moralisation de l'Histoire. Désormais, le Prince qui succombe et voit advenir une autre dynastie, est coupable de n'avoir pas respecté le "mandat du Ciel" ( tianming)qui fut donné aux ancêtres, par exemple au roi Wen, pour faire régner le bon ordre sur tout l'empire.. La "sollicitude" du souverain est impérative, avec ces deux aspects d'inquiétude et de vigilance par rapport à un "mandat" devant accomplir un ordre cosmologique jusque dans les affaires humaines. Pour François Jullien, "Le confucianisme est né d'une moralisation de l'Histoire conçue dans la perspective du pouvoir souverain (la "Voie royale", Wangdao)" (Jullien, 1985, p. 29).

Il s'agit d'une conscience soucieuse qui n'a rien à voir avec la profondeur abyssale du néant, la notion de faute, de salut, reposant sur l'infinité de Dieu dans la pensée chrétienne. Ni même sur la conscience de la souffrance née de l'intuition de l'inanité du monde en proie à l'illusion comme dans le bouddhisme. La conscience chinoise est confiante, sans soupçon à l'égard du réel, sans dévalorisation de l'existence et de la civilisation.

Mencius se représente cette conscience soucieuse à l'égard de l'oeuvre civilisatrice. Le souci comme sollicitude morale et inquiétude, ne conduit pas à la détresse. Elle s'oriente immédiatement vers le monde et vers l'action, dans un constant dépassement de soi.

La représentation d'un dieu personnel est évacuée au profit d'une conception onto-cosmologique et morale. Le mandat du Ciel est une fonction et non une catégorie de l'être, un principe de régulation et de transformation, un procès du Monde.

Cette conscience onto-cosmologique entraîne, ipso facto, une intuition de solidarité radicale entre toutes les existences. La prise de conscience de cette solidarité peut surgir soudainement et nous conduire à changer ce qui était prévu dans l'ordre apparent du monde. Ainsi du Prince qui voyant passer un boeuf conduit au sacrifice avec un air effaré, décide de le relâcher et de le remplacer par un mouton. Il a été touché, affecté, par un lien fondamental entre les existences. Cet insupportable lui fait faire ce geste de substitution. Le sensible n'est pas une dimension de l'imagination mais plutôt d'une réalité qui éclate dans la conscience comme intuition de la solidarité, nous parlerions aujourd'hui de "reliance" avec Marcel Bolle de Bal. Pour Mencius, comme pour Krishnamurti, "toutes les réalités du monde existent complètement en moi". Toute individualité fait corps originellement avec l'ensemble du Monde et vibre avec autrui, même si, pour Mencius et contrairement à ses adversaires de l'époque, les Moïstes, il peut y avoir des degrés progressifs de déploiement dans l'affectivité et la solidarité.

Le politique, sous cet angle, est une simple conséquence de la morale. C'est aussi sa limite car la "voie du sage" est toujours personnelle et s'inscrit difficilement dans les institutions.

Pour Mencius, ni révélation religieuse, ni postulats métaphysiques, la simple pratique morale conduit à l'appréhension directe de la transcendance. Celui qui vit avec "un coeur d'enfant" la vertu d'humanité, le ren, ne connaît pas la "Faute" ou la "Chute", seulement l'oubli possible de la bonté originelle de l'homme. A l'inverse il vit dans une solidarité constante avec le reste du monde. La conscience morale, dit Mencius, est comme un sentier : si celui-ci est couramment emprunté, son tracé devient manifeste. Mais si, au contraire, on le délaisse, les herbes peu à peu l'envahissent et il disparaît sous elles. En recouvrant sa bonté originelle par une pratique de la conscience morale, l'homme mencéen appréhende la transcendance qui en est le fondement. Il ne s'agit pas de "croire" en un quelconque dieu ineffable ou de nommer par des louanges, par un logos sacramentel, un dieu omniprésent. Mais de prendre conscience de son enracinement onto-cosmologico-moral en rapport avec l'intuition d'une vocation morale de l'homme ouverte sur la transcendance et source d'une joie suprême épanouissant l'énergie vitale, le qi, de chacun. C'est le plein mouvement intérieur de la sensibilité mencéenne. Sous cet angle, le "grand homme " s'inscrit à l'échelle du monde et dans l'absolu.

Aujourd'hui la pensée chinoise traditionnelle est redécouverte et fait l'objet de comparaisons éclairantes sur nos manques au coeur même de notre tradition philosophique. On édite, enfin, en français, les textes de Max Weber sur les rapports entre confucianisme et puritanisme (Weber, 1996). Inversement, notre philosophie interroge les vides réflexifs qui habitent nécessairement la pensée chinoise, comme toute pensée digne de ce nom (Léon Vandermeersch,1999). Il est temps, en Sciences de l'éducation, de revenir sur les images toutes faites qui ont été fabriquées sur la Chine depuis des siècles, dans la foulée de l'impérialisme mercantile occidental des XVIIIe et XIXe siècles.

II. Modernité et imaginaire de la Chine : pour une interprétation contemporaine d'une représentation occidentale de la "nature" des Chinois.

Il était nécessaire d'esquisser la riche et complexe pensée chinoise avant d'aborder la façon dont les Occidentaux l'ont réduite, au fil des siècles, pour l'établir comme une simple caricature.

Nous devons établir un modèle de lecture de cette réduction caricaturale pour la comprendre. Je me servirai de l'oeuvre respective de deux penseurs contemporains : celle de Cornelius Castoriadis et celle de Gilbert Durand, tous deux spécialistes de la question imaginaire.

1. Esquisse d'une double théorisation de Cornelius Castoriadis et de Gilbert Durand concernant l'imaginaire.

Sans entrer dans les détails d'une théorie extrêmement complexe chez l'un et l'autre penseurs, précisons l'approche de l'imaginaire de chacun.

Pour Gilbert Durand (1969), on peut dégager une structure anthropologique de l'imaginaire. Sa théorie s'articule sur la notion de "trajet anthropologique de l'imaginaire", c'est à dire un incessant échange entre des pulsions subjectives et assimilatrices et le milieu extérieur, cosmique et social, qui impose ses contraintes. Les images s'assemblent en essaims, en constellations d'images qui sont relevables d'une classification tripolaire. Certes, pour cela, il nous faut sortir des herméneutiques réductrices fort à la mode dans les sciences de l'homme et découvrir une herméneutique instauratrice, dans la ligne de Gaston Bachelard en redonnant toute sa puissance au "signifié" du symbole. Sous cet angle, Gilbert Durand s'éloigne tout à fait de l'interprétation lacanienne de l'imaginaire.

A partir d'un fondement structuro-moteur de l'être humain, largement emprunté aux chercheurs russes (école réflexologie de Leningrad à partir de l'étude des nouveau-nés ou de la copulation chez l'animal), Gilbert Durand nomme trois tendances : celle consistant à se redresser, celle consistant à engloutir et celle consistant à rythmer et copuler. De cette base neurophysiologique, G. Durand dégage trois grandes lignes de force, formant des schèmes fondamentaux, structurant les constellations d'images : le schème schizomorphe ou héroïque, le schème mystique et le schème synthétique. Chaque schème représente la matrice profonde d'une série d'archétypes et d'images variés.

Le schème héroïque ou schizomorphe, qui s'appuie sur une dominante-réflexe "de position" et qui ordonne la position du corps redressé, appelle les images de redressement, d'ascension, d'affirmation, de spectaculaire, de purification, de combat, de rupture diaÏrétique, de jour, de luminosité. Les symboles sont les armes, les flèches, les glaives.

Le schème mystique s'appuie sur la dominante réflexe de "nutrition" (succion labiale et orientation correspondante de la tête du nouveau-né), et de "digestion", agglutine les images de profondeur, de descente, avalement, de retraite, de blottissement, d'intimité, de refuge, de nuit, de sombre. Les symboles sont des coupes, des coffres, des grottes etc.

Le schème synthétique, s'appuie sur la dominante-réflexe "copulative" obéissant soit au cycle vital (puissance sexuelle individuelle), soit au cycle saisonnier, soit au cycle d'oestrus chez les mammifères femelles. Les images sont celles de rythmicité, de dialectique, d'articulation entre le dehors et le dedans, de médiation, de progressivité. Les symboles sont la roue, la baratte, le briquet.

Les archétypes peuvent être considérées comme une "substantification" des schèmes au contact de l'environnement naturel et social. C'est au contact des images de l'environnement que les schèmes se subtantifient en archétypes. Ainsi aux schèmes ascensionnels correspondent immuablement les archétypes du ciel, du sommet, du chef. En se liant à leur tour à des images différenciées selon les cultures, les archétypes s'actualisent en symboles. A la différence de l'archétype, le symbole se caractérise par son extrême fragilité. En perdant de sa polyvalence, le symbole évolue vers ce que René Alleau nomme le "synthème", la réduction sociologique de la fonction symbolique.

Pour Gilbert Durand, le mythe est un système dynamique de symboles, d'archétypes et de schèmes qui sous l'impulsion d'un schème ou d'un groupe de schème tend à se composer en récit.

Gilbert Durand prétend que nous pouvons classer toutes les images humaines dans ces trois schèmes et un de ses disciples, le psychologue Yves Durand (1988), a établi un test projectif (l'AT9) qui semble confirmer son hypothèse.

Cornelius Castoriadis propose une réflexion sur la nature même de l'imaginaire. Il ne cherche pas à classer les images comme chez Durand mais à en rendre compte (Barbier, 1997, ch.3).

Castoriadis place l'imaginaire sur un plan radical dans la dynamique psychique comme dans celle des rapports sociaux. Pour lui, l'imaginaire radical sous la forme de l'imagination radicale et de l'imaginaire social ou société instituante, surgit du Chaos/Abîme/Sans-Fond. On peut dire qu'il en est un de ses modes d'être, comme d'ailleurs des strates ensemblistes-identitaires. Il existe sans cesse un flux représentatif/intentionnel de formes, figures symboles dans la psyché:"la psyché est cela même, émergence de représentations accompagnées d'un affect et inséré dans un procès intentionnel " (1975, p.382). Elle est cette capacité de faire surgir une "première" représentation, une mise en image (Bildung et Einbildung). Le réel est dans et par ce flux représentatif de la psyché, car qu'est-ce qu'une "chose" en vérité ? si ce n'est toujours chose relative aux conditionnements de toute sorte de celui qui l'observe (cf. 1975, p.318). La psyché comme imagination radicale "fait surgir déjà une "première" représentation à partir d'un rien de représentation, c'est-à-dire à partir de rien." (1975, p.383). Elle est dans "son caractère in-sensé, la matrice et le prototype de ce que sera toujours pour le sujet, le sens : le tenir-ensemble indestructible, se visant soi-même et fondé sur soi-même, source illimité de plaisir à quoi ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer" (1975, p.397).

Cette représentation radicale n'est pas ce qui est re-présenté (représentant autre chose comme le mot allemand Vertretung)), mais bien plutôt Vorstellung : ce qui est poser, placer devant. Il s'agit d'une position/présentation, phantasma au sens aristotélicien. Pour Castoriadis l'imagination radicale constitue la psyché comme "un formant qui n'est que dans et par ce qu'il forme et comme ce qu'il forme; elle est Bildung et Einbildung" (1975, p.383). On voit bien que pour lui, comme pour Jean-Paul Sartre ou Edmund Husserl, la conscience est toujours "conscience de" quelque chose, mais qui, radicalement, n'est pas extérieur à l'acte même de conscience, ce qui ne nie pas que le monde existe en soi et que la psyché ne possède pas la capacité d'être affectée, de recevoir des impressions à partir de l'extérieur d'elle-même.

Mais pour Castoriadis, l'imaginaire c'est aussi l'imaginaire social. Il soutient qu'il y a dans cette sphère du social-historique quelque chose de spécifique et d'autonome par rapport à la psyché individuelle, même si cela n'exclut pas une sorte d'étayage des significations imaginaires sociales sur et par les représentions psychiques individuelles. Sur le plan de l'imaginaire social, expression du Chaos.Abîme/Sans-Fond, dans le faire-social historique, la société institue sans cesse de nouvelles "positions", de nouvelles formes de société, de nouvelles mythologies, irréductibles à ce qui a déjà été. Dans certaines circonstances historiques, ce flux magmatique de significations imaginaires sociales engendre des institutions, des structures sociales, qui vont résister pour quelque temps à l'échelle de l'Histoire, au Chaos qui est toujours création/destruction de ce qui apparaît. Mais pour Castoriadis il semble bien qu'une fois survenues, certaines significations imaginaires sociales accèdent au statut de vérité et résistent alors à la déchéance temporelle (l'idée démocratique par exemple ou l'anti-esclavagisme). Ces significations imaginaires sociales, non réductibles à un "réel" ou "rationnel" quelconque, se donnent à voir dans des formes de socialité effective et durable qui sont de véritables créations social-historiques complètement inimaginables pour leurs contemporains. Dans ce magma de significations imaginaires sociales, certaines se constituent comme "imaginaire central" et mythologisent la société d'une manière dynamique. Peut-être en s'étayant dans des groupes et institutions frontalières ayant une spécificité imaginaire. Ainsi "c'est l'institution de la société qui détermine ce qui est "réel" et ce qui ne l'est pas, ce qui "a un sens" et ce qui en est privé. La sorcellerie était réelle à Salem il y a trois siècles et plus maintenant...toute société est un système d'interprétation du monde; et; ici encore le terme "interprétation" est plat et impropre. Toute société est une construction, une constitution, une création d'un monde, de son propre monde" (Castoriadis,1986, p226-227). Pour Castoriadis par exemple, la Grèce antique est la première société à s'être interrogée explicitement sur la représentation collective instituée du monde - c'est-à-dire à s'être livrée à la philosophie : "Et, de même qu'en Grèce l'activité politique débouche rapidement sur la question : qu'est-ce que la justice en général ? et pas simplement : cette loi particulière est-elle bonne ou mauvaise, juste ou injuste ? de même l'interrogation philosophique débouche rapidement sur la question : qu'est-ce que la vérité ? et non plus seulement : est-ce que telle ou telle représentations du monde est vraie ? Et ces deux questions sont des questions authentiques - c'est-à-dire des questions qui doivent rester ouvertes à jamais " (1986, p.283). On peut s'interroger pour savoir si la réflexion philosophique a vraiment et exclusivement pris naissance en Grèce, et si l'Orient n'a pas connu, lui aussi, des formes authentiques et ancestrales de pensée proprement philosophique, purement et simplement ignorées, après une brève reconnaissance au début du XIXe siècle, par l'institution de l'enseignement de la philosophie en Occident (Roger-Pol Droit, 1989).

Dans son effectivité, l'imaginaire peut être compris d'une double manière, comme le propose Eugène Enriquez, à la suite de Castoriadis.

Dans l'imaginaire social leurrant, on assiste à un travestissement de la réalité pour conforter les pouvoirs établis, la dimension instituée de l'institution.

Dans l'imaginaire social moteur, par contre, l'instituant prédomine, le radicalement neuf émerge et bouleverse la structure de toute institution.

2. Un modèle interprétatif de l'imaginaire occidental sur la Chine

En conjuguant Gilbert Durand et Cornelius Castoriadis, nous pouvons présenter un modèle de lecture de l'imaginaire occidental sur la Chine et les Chinois. Une vue prospective (synthétique) nous permet de réfléchir sur une éducation contemporaine qui accepterait une altérité reconnue et un métissage axiologique de la philosophie et de la sciences occidentales et de la pensée chinoise.

Le Guerrier, la Femme et l'Éducateur dans l'imaginaire social de l'Occident à l'égard de la Chine

Essayons d'expliquer ce tableau, en étayant ce modèle par des recherches menées par les sinologues récemment (Cartier, 1998) et par les données actuelles de l'évolution des sociétés occidentales, notamment par l'émergence d'une "nébuleuse mystico-religieuse" propre au Nouvel-Age et décryptée par les sociologues des religions.

A) Des jésuites aux marchands : la glorification du "héros" dans l'imaginaire social leurrant et l'anthropologie de l'imaginaire occidental.

Avec l'influence de l'Occident en Chine, c'est le schème héroïque qui s'affirme. Les jésuites au XVIe siècle vont tenter d'évangéliser les Chinois. Ils n'y réussiront jamais et, au contraire, vont peu à peu se faire engloutir par l'Empire du Milieu. Mais ils apportent avec eux l'ouverture sur la science occidentale. Les Chinois reconnaissent un intérêt évident pour cette influence. Traditionnellement, les Chinois ont fait beaucoup de découvertes scientifiques ou techniques, mais sans chercher à les exploiter. Les jésuites de Pékin introduisent les ouvrages mathématiques de l'époque. Ils sont sinophiles et respecteront la pensée chinoise, jusqu'à ouvrir la querelle des rites qui les obligera à obéir aux ordres du Saint-Siège. Leur correspondance au XVIIe siècle avec les savants de la Royal Society et les milieux scientifiques d'Oxford, montre que les Britanniques étaient nettement plus prudents à l'égard de la science chinoise (Han Qi, in Cartier, 1998, 43-59)

Évidemment la tendance "héroïque" va se développer au XIXe siècle. Les missionnaires de l'époque ne ressemblent guère à leurs illustres prédécesseurs, même s'ils renouent avec la tradition scientifique des XVII et XVIIIe siècles, comme par exemple la construction de l'observatoire de Zikawei (Shanghai) en 1874. Les nouveaux jésuites, composés de Français et de Polonais, tout en s'efforçant de conserver le relativisme culturel qui avait fait leur force, adoptent une attitude militante à l'égard du libéralisme ambiant et ont une vision très négative de leurs terres de mission. Ils y découvrent une population misérable, des lettrés ignorants et des fonctionnaires corrompus, et réservent leur sympathie aux milieux d'anciens convertis. Sur le plan politique, ils établissent des liens étroits avec les représentants du gouvernement français, voyant volontiers dans le service de la Mère-Patrie, une oeuvre civilisatrice.(Jean-Paul West, in Cartier, 1998, 285-308).

Les franciscains présents en Chine dès le XIIIe siècle, ont hérité de plusieurs provinces ecclésiastiques, dont le Hubei et le Hunan qui sont confiées à des pères belges à partir de 1872. Ces derniers donnent une image très défavorable de la culture chinoise dans leurs correspondances, en fonction d'un ultramontanisme et une valorisation idéalisée du christianisme médiéval. Les pères franciscains qui se veulent sur terre pour vivre une épreuve divine sont très mal préparés intellectuellement à leurs tâches missionnaires et à la nature de la pensée chinoise. Une fois en Chine, ils font preuve d'exclusivisme culturel, se représentent ce pays comme une terre hostile, refusent toute acculturation, et mettent en avant leur aspiration au martyre, allant jusqu'à douter que les Chinois ont un coeur. Toutefois cette image négative s'atténue au XXe siècle. On trouve alors une sorte d'image dualiste et conflictuelle chez les missionnaires qui tout en affirmant leur identité occidentale ) voire flamande - acceptent de transiger avec certains aspects de la réalité chinoise.(Carine Dujardin, in Cartier, 1998, 309-335)

Il faut dire que l'héroïsation de l'Occident et la dévalorisation de la Chine avait déjà fait l'objet de réflexions chez un certain nombre d'écrivains célèbres dans les siècles précédents. Montesquieu, par exemple, avait préparé le terrain aux préjugés en discutant la notion de "despotisme oriental" à partir d'une sorte de conception géo-déterministe des religions, la religion chrétienne correspondant à des sociétés vivant sous les climats tempérés et pratiquant l'honneur tout en connaissant la liberté. Pour Montesquieu, les Chinois présentent des traits "méridionaux" tels l'avidité, la fourberie, le recours à l'abandon des enfants en cas de disette, un manque de courage physique. Ces traits les font accepter sans mot dire l'autoritarisme et les châtiments cruels, la mise en oeuvre d'une législation établissant la culpabilité collective des membres d'une même famille, ou encore la nécessité pour l'empereur de s'appuyer sur les corps d'élite de soldats fidèles.(Michel Cartier, in Cartier, 1998, 15-32). Jean-Jacques Rousseau lui emboîtera le pas dans une lettre attribuée à Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse, considérant les Chinois comme une nation d'esclaves.

Par contre François Quesnay réagira aux thèses de Montesquieu. Il verra dans la Chine un pays gouverné par la raison et un exemple, peut-être, d'un despotisme éclairé et d'un empire physiocratique qu'il préconisait.

Les marchands occidentaux qui vont vouloir se servir en Orient, en particulier en Chine, accentuent nécessairement ces clichés sur la Chine et les Chinois.

Il est vrai que les Chinois sont de redoutables concurrents et il faut les devancer en les dévalorisant. La Guerre de l'Opium, suscitée par la convoitise mercantile de l'Occident, contribue largement à cette dévalorisation. C'est manifeste dans la représentation collective du peuple chinois dans la littérature occidentale au XIXe siècle. Durant les premières décennies, alors que l'empire chinois résiste encore à la poussée impérialiste, le Chinois est tantôt idéalisé sous les traits du poète chantre de l'amour, tantôt ridiculisé et critiqué pour son conservatisme. Mais à partir de la Guerre de l'Opium, qui marque le début d'un assujettissement de plus en plus grand de la Chine aux puissances occidentales, le Chinois n'est plus représenté que comme un être inférieur, marqué de tous les vices et même dépourvu de conscience. Cette image dépréciative rehausse, évidemment, la haute image égocentrique qu'ont les Occidentaux d'eux-mêmes et de leur civilisation, non sans mauvaise conscience parfois. A bien y regarder, le Chinois n'apparaît pas tant comme l'envers de l'Occidental que comme son double honni. (Michel Détrie, in Cartier, 1998, 403-429)

B) Puissance militaire occidentale et féminisation du Chinois dans l'imaginaire social occidental

L'imaginaire social institué construit une série de clichés, d'images stéréotypées qui relèvent de schème "mystique" dans la typologie de Gilbert Durand.

Face au schème "héroïque" et relevant encore sa puissance sociale par la militarisation croissante de l'Occident dans son contact avec l'Orient, il fallait une contre image de fragilité, de docilité, de cocasserie et de crainte que les intellectuels de l'époque ont systématisée en "féminisant" et en attribuant un caractère de bouffonnerie à leurs représentations collectives du Chinois.

Il se peut que la philosophie hégélienne tardive ait contribué à l'instauration de ce schème "mystique" dans la mesure où Hegel se représentait la culture chinoise comme essentiellement "magique". L'empereur chinois n'est pas un combattant mais plutôt un magicien suprême rénovant l'ordre cosmique et instituant une hiérarchie de génies dans le monde des morts, à l'instar de la bureaucratie du monde des vivants. Par ailleurs, la religion chinoise devait s'insérer dans son système philosophique qui voyait la progressivité de l'Esprit s'accomplir dans le Christianisme en passant par l'étape des "religions déterminées", pré-chrétiennes, dont la Chine ne représente que le premier stade dans l'évolution (religion immédiate et naturelle, bien que, en 1831, la religion chinoise soit considérée comme "une religion de la mesure" dans les religions orientales "démesurées").(Joël Thoraval, in Cartier, 1998, 111-141). On sait que Hegel a "lu" la philosophie orientale avec un parti-pris évident (Michel Hulin, 1979).

La bouffonnerie du Chinois est plus ancienne. Elle date déjà du théâtre du XVIIIe siècle en Occident. Des Chinois figurent dans 30 à 40 des 11000 pièces de théâtre répertoriées pour l'ensemble de cette époque. Mais, en général, les Chinois montrés sur les scènes européennes relèvent directement de l'esthétique de la chinoiserie. Ils sont aisément identifiables grâce à leur apparence exotique et à un langage de convention confinant au babillage, tout en se différenciant mal des autres étrangers de fantaisie. Ils ont tendance à se transformer en personnages de farce dont les auteurs signalent simplement l'altérité sans jamais remettre en question leurs présupposés.(Elisabeth Eide, in Cartier, 1998, 61-87).

Beaucoup plus que par la substitution d'une vision négative fondée sur les relations des marchands à l'image fortement positive véhiculée par les écrits des premiers missionnaires, le basculement dans la sinophobie paraît être le résultat direct de la révélation de la faiblesse militaire chinoise apportée par l'expédition du Centurion et relatée dans le Voyage de George Anson. Par leur puissance navale, les marins britanniques prennent alors conscience de certains aspects négatifs de la société chinoise, qu'ils n'hésitent pas à décrire comme "efféminée" et manquant de courage. Ces impressions sont renforcées lors de l'ambassade de Macartney qui apparaît moins comme le porte-parole du libéralisme commercial que comme un aristocrate ayant exercé des commandements militaires. (Paul Rule, in Cartier, 1998, 89-109).

Cette féminisation du Chinois dans l'imaginaire occidental va se concrétiser par un "arrêt sur image" : le vêtement comme appréhension de l'altérité. Les premiers voyageurs en Chine n'insistent pas sur l'habillement des Chinois. Marco Polo est muet sur ce thème et les voyageurs du XVI et XVIIe siècles insistent beaucoup plus sur les marques du statut social que sur l'apparence vestimentaire. C'est seulement à partir des relations de l'ambassade de Macartney que les volumes de dessins publiés successivement sous les noms de George Mason (1800) et de William Alexander (1804) retiennent l'attention des Européens. Elles révèlent la diversité des vêtements et l'importance des marques de statut, tout en faisant ressortir le caractère inadapté des uniformes militaires. La coutume de bander les pieds des femmes trahit, aux yeux des Européens du début du XIXe siècle, le confinement des femmes et les amène à porter un jugement négatif sur la civilisation chinoise. Les descriptions du vêtement chinois inspirent des réflexions empreintes d'un certain relativisme culturel. On souligne l'allure quasi féminine des hommes - vêtements amples, port de la natte -, tout en insistant, par ailleurs, sur la "décence" des costumes féminins chinois, qui masquent soigneusement le corps, à l'opposé des modes occidentales visant à mettre en relief les différences sexuelles. (Antonia Finnane, in Cartier, 1998, 143-184).

La photographie, introduite en Chine dès 1844, bien que très intimistes et en studios, (les photographes n'osaient pas trop se confronter à la réalité sociale chinoise), contribuent à cet imaginaire en réduisant les Chinois aux attentes d'exotisme des Occidentaux. Dans les années 1870, l'évolution de la représentation photographique va aller de la curiosité bienveillante à une attitude de dénigrement.(Régine Thiriez, in Cartier, 1998, 431-449)

C) La Chine "se rebiffe", s'"héroïse" et l'Occident devient "mystique"

Le XXe siècle est celui de la plus grande barbarie et de toutes les déchirures. La Chine, plus qu'aucun autre pays, en subit les soubresauts.

La révolution de Sun Yat Sen, la guerre sino-japonaise, puis la guerre civile entre les partisans et les troupes de Tchang Kai Chek et de Mao Tse Toung, l'établissement d'un communisme dur jusqu'à une époque récente, redonne une autre image à la Chine, plus proche du héros combattant que les clichés de la propagande communiste valorisent systématiquement. Les bras tendus avec le petit livre rouge ne sont pas des bras "féminisés" mais ceux d'une nation qui "se rebiffe" contre un empire affadi par les compromissions. Les gardes-rouges iront jusqu'à couper les nattes traditionnelles des Chinois (qui faisaient ricaner les Occidentaux si sûrs de leur masculinité). On connaît le prix humain en dizaines de millions de morts, de cette révolution des moeurs. La Chine devient une grande puissance militaire sur laquelle il faut compter en Extrême-Orient. De plus elle développe un potentiel nucléaire. Elle siège au Conseil de sécurité de l'ONU avec droit de veto.

Sur le plan commercial, à partir de 1978, la Chine s'ouvre à un certain libéralisme. Mais il ne s'agit plus d'ouverture forcée, comme après la Guerre de l'opium. La Chine est désormais partie prenante et ne veut pas s'occidentaliser sans contreparties économiques. Les hommes d'affaires chinois, de Pékin, de Shanghai ou de Hongkong sont redoutables et redoutés. Les firmes occidentales tentent par tous les moyens de s'installer en Chine, non sans erreur d'appréciations culturelles et de catastrophes financières parfois. L'argent et la réussite économique deviennent les points-clés du projet humain. On est frappé par la transformation incessante des villes où les buildings ultramodernes sont construits sans cesse. La rupture de niveau de vie entre les villes industrielles et les campagnes s'accentuent dangereusement. Plus de trente millions de chômeurs hantent les villes. Les femmes rurales se suicident trois fois plus que dans le reste du monde en s'empoisonnant avec des pesticides. Les jeunes perdent peu à peu le sens de leur culture ancestrale à tel point que les lettrés, les professeurs chinois, s'en inquiètent très sérieusement. Comme j'ai pu le constater, dans un lycée proche de la grande Université Normale de Pékin, des cours ont été institués récemment pour faire renaître une culture philosophique traditionnelle chez les élèves.

Les films qui relatent cette évolution présentent désormais un nouveau mythe : celui du héros de Kung Fu, cet art martial chinois. Comme le Rambo américain, mais sans les artifices de la technologie militaire, le héros de Kung Fu lutte seul, avec ses poings et ses pieds, contre tous, dont il triomphe par son savoir-faire, sa ruse et sa philosophie de la vie. Au monastère de Shaolin, berceau des arts martiaux chinois, les stages sont largement proposés et ne sont pas bon marché.

De son côté l'Occident, depuis les années soixante-dix, assiste à une transformation de ses moeurs. On peut dire que les grandes institutions de maintien de l'ordre symbolique ne font plus recette. La famille résiste encore un peu, seul rempart devant l'incertitude due à la crise économique, mais elle se transforme profondément. L'Armée, l'Église, les Syndicats ne présentent plus autant d'attraits et de légitimité que naguère. Une valorisation de l'éthique s'accomplit de mieux en mieux dans les comportements individuels et collectifs, ainsi qu'un développement d'une attitude moins stressante et plus distancée face à la modernité. La guerre du Kosovo est faite avant tout au nom d'une éthique qui ne peut accepter la purification ethnique. Le Tribunal Pénal International de La Haye, nouvellement créé, condamne le président d'une république européenne en exercice, le serbe Milocevic, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Les organisations non-gouvernementales et humanitaires, comme les mouvements sociaux à vocation plus altruiste, font l'objet de considérations très positives chez les plus jeunes de nos concitoyens. On s'indigne du fait que le gouvernement britannique, de la fin du XIX eme siècle jusqu'en 1967, a systématiquement déporté en Australie, près de 150000 orphelins anglais, pour "anglicisé" ce pays. On ne tolère plus les "affaires" moralement contestables et de tout genre qui font la une des journaux (pots de vin, sang contaminé, scandale de l'Association de la Recherche contre le Cancer, affaires des paillotes, etc.). Les mouvements soixante-huitards de remise en question du corps négligé, du temps de travail aliéné, de la nature défigurée et polluée se sont inscrits maintenant dans une vision du monde plus quotidienne bien que plus diluée. L'usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague est montrée du doigt par Greenpeace qui effectue des analyses des rejets polluants dans la mer malgré l'interdiction. Une ouverture sur d'autres façons de vivre la spiritualité s'affirme de jour en jour, au grand dam, parfois, des structures ecclésiastiques instituées. Les sociologues contemporains constatent, par exemple, en examinant le comportement et l'attitude des jeunes chômeurs dans la vie quotidienne, que la valeur-travail, sans être abandonnée, tend à être relativisée au profit du temps à sauvegarder pour soi-même et pour construire ses propres rythmes. Le chômage ne semble plus stigmatiser systématiquement les jeunes. Il ne frappe plus d'indignité, il n'empêche pas toute reconnaissance sociale et personnelle et ne détruit pas l'identité (Sébastien Schehr,1999).

Le bouddhisme semble un peu en perte de vitesse en Orient. Par contre, en Occident, son influence est grandissante. Dans tous les pays occidentaux, comme aux États-Unis, cette spiritualité laïque, comme aime à la nommer le Dalaï Lama, devient une référence incontournable, d'autant que nous avons désormais à notre disposition, la plupart des grands textes religieux en collection de poche, naguère réservés aux orientalistes érudits (Heinz Bechert et Richard Gombrich (s/dir), 1998, pp. 265-277)

D) Le mouvement synthétique et la force de l'imaginaire social

Rien n'est joué d'avance d'un point de vue historique. Les temps modernes se caractérisent par leur haut degré d'incertitude. Si l'imaginaire de l'institué, de l'ordre établi, l'emporte dans le processus d'historicité, nous irons de plus en plus vers une société éclatée et multiculturelle au sens d'une mosaïque d'éléments séparés et antagonistes sans cohérence. Chaque ethnie aura tendance à défendre son point de vue et son territoire privilégié. On a parfois l'impression de voir s'établir ce type de société aux États-Unis d'Amérique, avec sa kyrielle de révoltes, de criminalités, de domination-soumission. On assiste ainsi au symptôme de l'université de Chicago d'aujourd'hui : un lieu universitaire très prestigieux et onéreux, centré sur l'analyse de l'économie financière (et ayant délaissé les intérêts de connaissance de l'ancienne école de Chicago des années 1920), tout en étant entouré d'une zone de grande pauvreté dont elle se protège par toute une armada de gardiens en tout genre. Dans un tel cas, on peut craindre que les pouvoirs dominants (ceux des blancs, riches et cultivés) s'arrangent pour renforcer le maintien de l'ordre à leur profit.

Par contre si la puissance de l'élan créateur de l'imaginaire social résiste à l'entropie temporelle, le choc des cultures, loin de donner lieu à ce que Samuel P. Huttington nomme "le clash des civilisations" en 1996 , c'est-à-dire une sorte de guerre géostratégique entre les grandes et vieilles civilisations, notamment entre christianisme et Islam, peut produire du radicalement neuf. Mais la thèse de Huttington considère la civilisation comme une entité permanente. Il ne voit pas que toute culture est traversée par des conflits et des remodelage incessants. Une civilisation est processuelle avant tout et largement inachevée, toujours plus ou moins déchirée entre fragmentation et globalisation. Dans cet esprit nous pouvons penser en terme de véritable métissage, comme le propose Serge Gruzinski, à partir de ses recherches sur les interférences de valeurs esthétiques entre l'Europe et les cultures amérindiennes au XVIeme siècle. Il s'agit alors d'une création socio-historique dans une réciprocité culturelle et une fécondation mutuelle entre les cultures et civilisations (Serge Gruzinski, 1999). Nous assistons peut-être aujourd'hui à l'ébauche d'une "transfiguration ethnique" entre les cultures du monde entier, au sens où l'entendait l'anthropologue brésilien Darcy Ribeiro. De nos jours, des indiens et des "civilisés" entrent en confrontation dans des conditions semblables à celles qui dominèrent les premières rencontres de l'Europe avec l'Amérique indigène : une ethnie nationale en expansion s'affronte à une multitude d'ethnies tribales qui se trouvent sur son chemin. Loin d'être assimilés, les peuples indigènes, quand ils n'ont pas été exterminés, résistent non dans leurs us et coutumes, mais dans leur auto-identification comme peuple distinct du peuple brésilien et victime de son oppression. Le processus aboutit à la "transfiguration ethnique". Darcy Ribeiro la définit comme "le processus au travers duquel les populations tribales en confrontation avec des sociétés nationales remplissent les conditions nécessaires à leur persistance en tant qu'entités ethniques, moyennant des altérations successives de leur substrat biologique, dans leur culture et dans leurs modes de relation avec la société qui les englobe." (1979, , p.47) Cette transfiguration ethnique pose le problème des phénomènes d' "accélération évolutive" qui préserve l'ethnicité tout en allant vers l'intégration à la société dominante, de l' "actualisation ou incorporation historique" qui détruit ou altère la culture d'origine en la subordonnant à la culture dominante.

Dans son rapport avec la Chine, l'Occident entre-t-il dans ce métissage culturel ? Stanislas Breton note les convergences possibles dans la différence, les points de dissonance et de convergence, entre christianisme contemporain et bouddhisme : sensibilité, question de Dieu, kénose de la Croix et vacuité du sunyata (Stanislas Breton, 1999, p.134-150). Quant à la sagesse chinoise traditionnelle (confucianisme et taoïsme), "la question posée à la philosophie - remarque S. Breton - la plus digne d'intérêt peut-être, serait celle-ci : que penser de cette indifférence suprême, de cette sérénité que l'on croirait céleste, par-delà le bien et le mal, l'opportun et l'inopportun, bref par-delà toute détermination et toute décision ? " (p.146). Je ne suis pas certain que ce qui caractérise le sage chinois soit cette "indifférence suprême". Peut-être est-il, au contraire, complètement impliqué dans le réseau des "dix mille êtres", c'est à dire dans le monde. Mais cette implication totale, existentielle, ne l'altère pas dans sa radicalité car, à ce niveau de réalité, rien n'est à altérer car rien n'a jamais commencé et rien ne peut jamais finir.

Dans son remarquable ouvrage de synthèse de la pensée chinoise, Anne Cheng, souligne l'évolution de celle-ci de la fin du XIX eme siècle à cette fin du XX eme siècle. La Chine contemporaine n'est plus "le centre du monde" et doit composer avec l'influence de l'Occident dans tous les domaines. La contestation du confucianisme a connu son heure de gloire avec le mouvement du 4 mai 1919. La révolution culturelle, plus tard, a conduit les maoïstes gardes-rouges a des exactions catastrophiques. Aujourd'hui on ne crie plus "A bas la boutique Confucius" comme en 1919 sans pour autant revenir à la tradition. Comme l'affirme Anne Cheng "Dans ce tournant décisif de son histoire, la survie de la culture chinoise tuent en grande partie à la question : que faire ;de sa tradition ? Est-elle vivante, et donc susceptible d'évolution et de fertilité, ou est-elle bel et bien morte et à enterrer ? Faut-il lui tourner le dos ou la réinventer ?... A l'heure où l'Occident ressent le besoin de sortir du logocentrisme de son héritage grec et la Chine celui de penser le monde autrement, puisse-t-il contribuer à rendre possible un vrai dialogue entre les interrogations radicales de l'un et la vision originale de l'autre." (Cheng, 1997, p.610). De son côté l'Occident ne peut plus juger les Chinois avec la condescendance habituelle, mais doit reconnaître la culture chinoise coûte que coûte, ne fût-ce que pour faire des affaires. Le goût du voyage, de plus en plus prononcé chez les contemporains les plus jeunes, en Occident comme en Orient, est sans doute le meilleur ferment à une évolution culturelle et à une reconnaissance réciproque de l'Orient et de l'Occident. Les grands voyageurs sont souvent marqués profondément par leur voyage en Asie. Cette transformation de leur être ne vas pas sans susciter des problèmes existentiels importants à leur "retour" en Occident (Bernard Fernandez, 1999). Du côté chinois, on sait maintenant que depuis la fin du IVe siècle, avec le moine Faxian, le voyage vers l'Ouest a toujours existé en Chine, même si les récits officiels ou privés antérieurs aux Ming ont disparu (Claudine Salmon, (éd.), 1996). Les "relations de voyage" (youji) depuis le Ve siècle redeviennent plus fréquentes à partir de 1980.

Sur le plan proprement de l'éducation, n'est-ce pas la fonction de l'éducateur contemporain, soucieux à la fois d'un rapport aux savoirs pluriels et d'une véritable connaissance expérientielle (Barbier voir figure suivante et : http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c9.htm), de favoriser cet essor potentiel vers le métissage Orient-Occident et d'animer l'émergence d'une "vertu d'humanité", un "ren" d'aujourd'hui, en référence à notre monde dont la lucidité est, comme dir le poète, "la blessure la plus rapprochée du soleil" (René Char)

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