Entretenir la relation: un imperatif chinois (les guanxi)
Les 关系 guanxi
Les relations au quotidien en Chine:
Une histoire de flux et d'equilibre
J'ai beau souvent me repeter que Francais et Chinois se ressemblent beaucoup, il reste quand meme de nombreuses differences culturelles qu'il est parfois difficile de depasser. En attestent quelques reflexions qui me sont venues suite a de simples evenements de la vie de tous les jours survenus ce week-end.
Des faits de la vie quotidienne
Dimanche, j'avais prevu de rendre visite a une amie chinoise enceinte. Comme elle habite pres du 5eme peripherique, lui rendre visite me demande a chaque fois plusieurs heures de transport. Je ne peux donc pas la voir aussi souvent que je le voudrais, mais lorsque je le fais, je ne le ressens pas du tout comme une contrainte.
Ce dimanche-la, il semble que mon amie se sentait un peu coupable de me faire venir d'aussi loin alors que j'avais des devoirs a faire, et que c'est de cela qu'a decoule le reste des evenements.
Nous avons passe l'apres-midi tranquillement a discuter de tout et de rien, et notamment des roles garcon-fille dans les couples. Mon amie me disait par exemple que les hommes devaient payer la plus grande partie des depenses effectuees par leur petite amie lorsqu'ils sortaient ensemble, incluant vetements, repas, etc. J'etais choquee par cette vision utilitariste que l'on retrouve souvent en Chine. Mes amis chinois m'ont confirme plus tard qu'effectivement, les filles consideraient souvent que leur petit ami se devait de (presque) tout leur payer... et aussi de porter leurs affaires: pour ceux qui vivent en Chine, vous remarquerez que l'on voit souvent des hommes portant des sacs a main feminins, ce qui n'est pas une elucubration mais le signe du role qu'ils jouent aupres de leur compagne.
J'allais en realite vivre l'application de la theorie un peu plus tard.
Mon amie devait partir dans le centre ville, et son mari devait aller la conduire en voiture avant de partir lui-meme a son travail. Naturellement, ils me proposerent de m'emmener. Pour moi, c'etait bien ainsi, j'allais pouvoir raccourcir mon chemin en me faisant deposer a une station de bus ou de metro plus pres de chez moi. Mais mon amie n'avait pas la meme conception des choses que moi. Elle voulait que son mari, apres l'avoir deposee, me raccompagne chez moi a l'autre bout de la ville avant de partir a son travail! Pour moi, il etait hors de question qu'il fasse un si grand detour, alors que je pouvais facilement prendre un bus ou un metro, et que je le savais tres occupe. Sur le chemin, j'ai donc insiste pour qu'ils me deposent sur une route ou passaient des bus qui pouvaient me transporter chez moi. Mon amie etait desolee, mais me laissa faire. Pour les rassurer, je leur envoyai un petit SMS en arrivant chez moi leur disant que tout s'etait bien passe et que cela avait ete rapide.
Mais bizarrement, peu de temps apres, mon amie m'appelai sur mon telephone pour me dire que son mari etait desole de ne pas m'avoir raccompagnee chez moi. Elle me dit aussi, a ma mon grand etonnement: "Je t'admire beaucoup d'avoir pu prendre ainsi le bus, aucune de mes amies chinoises n'auraient fait ce que tu as fait, elles auraient profite de la voiture de mon mari pour les raccompagner". Estomaquee je lui repondis en riant que ce n'etait quand meme pas un exploit extraordinaire que de prendre le bus, et que ses amies auraient sans doute aussi reussi a le faire. Mais elle me repeta son idee et me dit qu'elle etait desolee. Nous discutames encore un peu avant de raccrocher, et c'est la, en reflechissant a ce coup de fil, que je me dis que quelque chose clochait.
Decouverte du sens cache
C'est vrai, c'etait tellement bizarre de me dire "Je t'admire beaucoup" et "Je suis desolee"! Rien que je fait d'eprouver le besoin de me telephoner pendant 10 minutes alors que je lui avais envoye un message pour dire que j'etais bien rentree etait etrange.
J'avais deja fait un premier pas vers la comprehension en trouvant cela bizarre, mais le deuxieme pas ne fut accompli qu'avec l'aide d'autres amis chinois a qui j'exprimais mes interrogations.
En fait, je compris que j'avais fait de graves erreurs culturelles en voulant etre gentille et epargner au mari de mon amie de me raccompagner:
- J'avais deja sans doute, meme si c'etait dans une moindre mesure, fait "perdre la face" a mon amie devant son mari en lui disant que son mari avait beaucoup de travail et que je ne voulais pas lui faire perdre son temps (surtout que le matin, son mari avait deja du accompagner les parents de mon amie quelque part avant de s'occuper de ses propres parents). Puisque l'idee venait de mon amie, la contester n'etait sans doute pas bien, meme si pour ma part j'avais l'impression qu'on le transformait un peu en esclave.
- Mais surtout, d'apres les explications de mes autres amis chinois, j'avais rompu l'equilibre dans le flux de notre amitie, d'ou le coup de fil de mon amie pour essayer de le retablir: en effet, mon amie se sentait redevable parce que j'etais venue de loin, sans compter une certaine que je lui avait apporte a d'autres occasions. Le fait de pouvoir m'arranger a son tour en me faisant raccompagner par son mari lui permettait de me rendre a son tour un service, et ainsi de maintenir la relation et son equilibre d'allers-retours. En refusant ce geste, je ne lui avais pas permis de me rendre service, et du coup sans le vouloir j'avais cree de son cote un stock de "redevances ou dettes d'amitie" qui desequilibrait notre relation. D'ou apparemment son coup de fil, pour me dire qu'elle etait desolee. En fait elle etait desolee de n'avoir pas pu me rendre ce qu'elle pensait me devoir. En voulant l'aider, je l'avais en realite mise en difficulte!
Une autre remarque concerne son coup de fil et la maniere chinoise de dire les choses de maniere detournee. Au debut, par exemple, elle ne m'a pas dit: "Je suis desolee", mais "Mon mari est desole". A mon avis, son mari etait plutot heureux et soulage de ne pas m'avoir raccompagnee, d'ailleurs il n'avait pas du tout propose de me raccompagne et ne s'etait pas oppose a ma proposition de prendre le bus ou le metro. Ce n'etait donc pas son mari, mais elle, qui etait desolee, comme elle me l'a dit vers la fin du coup de fil.
Ensuite, j'ai saisi a la relecture de mes amis chinois qu'il fallait comprendre le "Je t'admire beaucoup" comme un reproche deguise, meme si c'etait sans doute un reproche faible, ou plutot l'expression d'une gene. Elle ne m'admirait en rien d'avoir reussi a prendre le bus, naturellement!! Elle exprimait plutot une incomprehension face a ma conduite alors que ses autres amies, chinoises, elles auraient profite de la voiture pour se faire ramener tranquillement.
En revivant cet episode, je me dis qu'il est impressionnant de voir comment les cultures construisent le sens des relations de maniere totalement differentes. Comme je l'expliquais a mes amis, chez nous si un ami veut rentrer chez lui en bus pour ne pas deranger, on essaie de le convaincre un peu, mais s'il c'est vraiment son choix, on le laissera faire et on ne s'en occupera plus. Il n'y a pas du tout cette histoire de maintenir et equilibrer le flux de la relation, en tout cas, pas dans le cas de petites actions de la vie quotidienne! Il me semble qu'en France, on ne s'occupe pas de juger le choix et la vie des autres, l'equilibre se trouve dans les raisons propres a l'individu, alors qu'en Chine, pour des petites choses comme l'exemple que j'ai donne l'equilibre se trouve dans la relation entre les individus, et pas dans les individus eux-memes.
Le probleme, c'est que le comprendre en theorie est une chose, mais parvenir a l'appliquer en est une autre, la preuve avec ce qui m'est arrive. Comme quoi l'aventure ne reside pas necessairement dans la realisation d'exploits "externes", mais peut tres bien consister a "vivre" une autre culture dans le quotidien, et interieurement. C'est en tout cas ainsi que je vis mon experience en Chine, comme une aventure interieure, celle de l'exotisme de Segalen.