锦瑟
李商隐
L'élégante cithare à vingt-cinq cordes
Contre toute attente, l'élégante cithare 'sè' n'a pas vingt-cinq mais cinquante cordes ;
Car le son de chacune fait renaître en moi un printemps évanoui :
Zhuāng Zi, à l'aube naissante, rêvant des métamorphoses du papillon ;
L'empereur Wang confiant ses amours au chant du coucou ;
La lune irisant de larmes les perles des vagues ;
Le jade, chauffé au soleil de Lan Tian, faisant vibrer la lumière comme une vapeur fumante...
Mais cette impression elle-même pourrait bien devenir réminiscence ?
Elle est si évanescente que, sur le moment, j'en ai été décontenancé....
Voilà la traduction que je vous propose. J'ai fait de mon mieux mais, si vous voulez faire votre propre traduction, vous pourrez retrouver le texte, en chinois et en pinyin, avec tout le vocabulaire sur
le site de l'atelier d'initiation à la langue, à l'écriture et à la culture chinoises. Il sera prochainement sonorisé.
Ne connaissant rien à la poésie chinoise, je n'ai d'abord rien compris quand mon amie chinoise m'a fait découvrir ce merveilleux poème ; puis, en cherchant tous les mots de vocabulaire, j'ai commencé à repérer un jeu d'échos sensible dès la fin du premier distique,
五十弦 [wǔ shí xían]
(« cinquante cordes ») immédiatement repris par le début du deuxième,
一弦 [yī xían]
(« chaque corde »).
J'ai repéré ensuite que cette rime en
« ian » se retrouvait inchangée dans
« nián »/ « yān » et se redoublait, comme affaiblie, déformée, dans les assonances en
« an » «juān »/ «rán », de telle sorte que les sonorités
« ian » et
« an », alternant, se répondent elles aussi comme l'écho assourdi de la mémoire et comme les associations d'idées.
La forme redouble ainsi le fond puisque ce poème évoque à la fois les réminiscences du passé à travers le présent et les
« synesthésies », les correspondances secrètes qui se tissent entre les sensations, les impressions et les sentiments :
« les sons, les couleurs, les parfums se répondent », dira en son temps Baudelaire....
La cithare, en tant qu'objet, est d'ailleurs d'emblée une formidable invitation au voyage imaginaire : ses chevalets amovibles,
柱 [zhù] ne dessinent-ils pas, pour reprendre la belle expression de Lucie Rault-Leyrat,
« un vol d'oies sauvages sur des cordes de soie » ?
Il y a là quelque chose qui est sans doute évident pour les Chinois mais que je n'ai compris qu'en faisant une recherche sur la cithare chinoise : j'avais traduit d'abord, platement,
« l'élégante cithare 'sè' a cinquante cordes » ; en découvrant qu'elle n'en a en réalité que vingt-cinq, j'ai compris que le poète évoquait un phénomène musical dont il fait en quelque sorte la clef de son poème, ce qu'on appelle, en musique,
« la vibration des cordes sympathiques ».
Une corde sympathique est une corde qui rentre en vibration spontanément lorsqu'une autre, avec laquelle elle est mystérieusement en harmonie, est réellement jouée par le musicien.
Ces sortilèges de la musique m'ont ensuite irrésistiblement évoqué l'expérience proustienne de la reviviscence où, par le miracle d'un morceau de madeleine tombé dans le thé, le passé redevient présent
« comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables ».
Connaissant l'histoire du poète Zhuāng Zi qui, rêvant d'un papillon, ne sait plus si c'est lui qui rêve du papillon ou le papillon qui rêve de lui, j'ai ensuite compris que le poème évoquait le dédoublement permanent du réel et de l'illusion, dédoublement que l'on retrouve dans le chant du coucou exprimant les amours de l'empereur Wang. Mais ce dédoublement du réel dans l'illusion est aussi son redoublement par la poésie comme en témoignent les échos qui se tissent entre notre poème et ceux qu'il fait revivre puisque ce sont les poèmes de la dynastie des Tang qui ont gravé dans notre mémoire le papillon de Zhuāng Zi et le coucou de l'empereur Wang.
J'ai enfin été fascinée par la beauté et la modernité des images où la matière s'immatérialise et où l'immatériel se matérialise : ces perles de lune pleurant à la crête des vagues auraient fait pâlir d'envie les poètes romantiques et les impressionnistes peindront la vibration de l'air sous les ardeurs du soleil qu'évoque ici l'image du jade
"fumant" ; le caractère
烟 moderne [yan] qui signifie
"fumée" , où l'on pourrait imaginer l'ombre des choses projetée par le feu, représente joliment, même si c'est ici un peu par hasard, le dédoublement du réel et de son émanation fantomatique.
Sans doute
李商隐, Lǐ Shāng Yǐn, dont les amours avec une dame de la cour ou une nonne taoïste ont été contrariées, évoque-t-il enfin ses propres sentiments dans ce poème : cette image de la lune faisant briller des larmes dans les vagues évoque peut-être, par delà la déesse Chang'E exilée sur la lune pour avoir dérobé l'élixir d'éternité, la femme aimée, recluse au temple ou au palais....
Après ces jeux du passé et du présent, la chute du poème, où le futur joue à son tour avec le passé, ouvre un abîme vertigineux de mises-en-abyme.
L'écriture elle-même me semble enfin au service de ces jeux de miroir : le caractère
瑟, où le caractère
王 se redouble lui-même au-dessus du coeur barré indiquant la nécessité (ce à quoi le coeur ne peut échapper, les lois du coeur en quelque sorte), est comme l'emblème graphique de tout le poème. Et il y a sans doute encore beaucoup de jeux sur les mots, tant au niveau graphique qu'au niveau phonique, qui m'échappent.
J'ai essayé de rendre au mieux, dans ma traduction, le jeu de ces métaphores et de ces correspondances, mais rien n'est plus difficile que de transcrire l'esthétique chinoise, intuitive, allusive, toute en ellipses, dans la langue française, linéaire, explicite, discursive. Je n'essaierai pas de relever le défi de la traduction sur ce plan...