@ Paul B
Voici l'article de Courrier International n° 1028 consacré aux femmes Japonaises.
Le bon mariage, c'est pour les pros
Pour réussir leur vie de couple, les Japonais misent avant tout sur le côté pratique, l'amour n'étant qu'une donnée secondaire.
Depuis plusieurs mois, l'hebdomadaire Shukan Gendai publie régulièrement de longs articles sur le comportement sexuel des couples japonais, suscitant de nombreuses réactions de la part des lecteurs mais aussi d'autres médias qui critiquent les méthodes du journal.
Le mariage exige du talent.” Voilà ce que nous explique le dernier ouvrage de la psychologue Chikako Ogura, Kekkon no saino [Qualités requises pour le mariage, éd. Asahi Shimbun, inédit en français]. Selon elle, certaines personnes possèdent des vertus qui les prédisposent à devenir des “pros” du mariage. “C'est en voyant ma copine servir le thé à un ouvrier qui était venu réparer la climatisation que j'ai décidé de l'épouser.” Ainsi, une femme qui sait se montrer attentionnée à l'égard d'un technicien de passage serait une “pro” du mariage. Il y a sept ans, l'auteur avait déclaré : “Le mariage est un échange d'argent contre de la beauté.” Elle montrait que derrière un mariage d'amour se cachait un compromis entre ce qui est demandé par les femmes (un revenu confortable) et par les hommes (la beauté). Mais si pour les hommes le critère “beauté” s'est peu à peu transformé en “manière de servir le thé”, qu'est-ce qui a remplacé l'argent pour les femmes ?
Maki (33 ans), employée dans une entreprise d'informatique, s'est inscrite sur un site d'annonces matrimoniales où, comme critère de recherche, elle a mentionné “un revenu annuel de 10 millions de yens [89 000 euros]”. Un journaliste correspondant à ce critère lui propose alors de prendre un thé au Ritz-Carlton de Tokyo. Après un dîner français chic, il descend lui appeler un taxi et lui souhaite bon retour, la main posée sur la portière. Jusque-là, tout va bien. Sauf qu'il a les ongles longs et mal soignés... Déçue, elle réduit ses prétentions en matière de revenus. Un autre prétendant lui propose un rendez-vous. Elle lui suggère de l'inviter à prendre un café... et se retrouve au Kentucky Fried Chicken. En sirotant un café fadasse, elle regarde le jeune homme ronger un os de poulet dégoulinant de graisse. “Il aurait quand même pu choisir un Starbucks.” “Ce que veulent les femmes, ce n'est pas épouser quelqu'un de riche mais plutôt un homme généreux. La générosité et le bon goût font partie des 'qualités requises pour le mariage'”, nous dit Mme Ogura. Ces qualités sont précises, complexes et essentielles.
Le profil souhaité par Yoshie, 30 ans, était “un peu plus raffiné que la moyenne.” “Avec des médecins ou des avocats, on craint vite l'infidélité. Avec les travailleurs indépendants, les revenus risquent d'être instables. Une personne qui a des loisirs un peu plus raffinés que la moyenne s'efforcera de ne pas mener une vie étriquée et devrait pouvoir offrir une situation stable.” Cette exigence est une chose difficile à élucider. Durant la crise de l'emploi, Yoshie a débuté comme stagiaire dans une petite maison d'édition où elle a fini par décrocher un CDI après cinq ans de travail acharné. Elle est même devenue rédactrice en chef d'une revue érotique. Dans son travail, elle n'a rencontré que des gens qui n'avaient pas les pieds sur terre. Désespérée, elle se rend au Daijingu de Tokyo, temple shintoïste réputé pour favoriser les rencontres et, deux jours plus tard, à une soirée de célibataires. Sa première réaction, en parcourant la salle du regard, est un léger soupir de déception, mais elle aperçoit alors un homme qui mange sa salade en maniant son couteau et sa fourchette avec beaucoup d'élégance. “Ce doit être quelqu'un de plus raffiné que la normale.” Les chaussures ? Impeccablement cirées. Il se tient droit et parle posément. Toute sa personne dégage de la grâce. Elle fait le premier pas elle-même et ils couchent ensemble dès leur deuxième rendez-vous. Une semaine plus tard, le jeune homme, qui travaille dans une grande entreprise, est muté au Moyen-Orient. Peu après, elle est elle-même mutée à Osaka. “Et si tu donnais ta démission ? Je m'occuperai de toi...”, lui murmure-t-il au téléphone. Un mois plus tard, elle prend l'avion pour le rejoindre. Quand elle lui avoue qu'elle a travaillé pour une revue érotique, les yeux illuminés, il lui déclare : “Tu peux en être fière.”
“Il y a trois facteurs importants dans un mariage : l'argent, le sexe et la bonne entente des papilles.” Pour ce qui est de l'argent, les Japonaises d'aujourd'hui ne demandent pas un revenu de 10 millions de yens par an. D'après un sondage effectué par AERA auprès de 416 hommes et femmes, le revenu annuel demandé dans la plupart des cas est légèrement supérieur à 4 millions de yens. Les femmes ont compris que si elles exigent un revenu trop élevé, elles ne pourront jamais se marier. AERA les a aussi interrogées sur l'instant ou le détail déterminant dans le choix de leur partenaire. “Quel genre de restaurant choisit-il ? Se montre-t-il exigeant pour l'emplacement de la table ? Joue-t-il avec son portable quand il me parle ? Est-il arrogant avec le personnel ? Sort-il son portefeuille, ne serait-ce que pour la forme, quand je l'invite ?” Les femmes passent ainsi au crible le comportement de leur partenaire en un véritable “examen de mariage”. Les hommes en font autant. Kazuya, 29 ans, salarié dans une grande société, a été élevé dans une famille où l'on apportait beaucoup de soin aux repas. Lui-même fait cuire son riz dans une marmite en terre, sait découper un poisson et préparer des pâtes maison. “Des nouilles sautées pour le dîner ? Jamais !” Invité chez les parents de sa petite amie, qui disposent d'un grand jardin avec une serre, il a fort apprécié les légumes fraîchement cueillis. Tout en sachant qu'elle n'a jamais touché une casserole de sa vie, il lui suggère : “Il faut avoir des repas équilibrés.” Elle ne semblait pas à l'aise au début, mais, après six mois de mariage, elle lui prépare maintenant des plats délicats. “J'étais persuadé qu'elle se débrouillerait bien, puisqu'elle a grandi en mangeant de bonnes choses.”
Un compromis entre herbivore et carnivore
Quant à Eita, 29 ans, employé au service d'investissement d'une banque étrangère, il pose régulièrement la question lors du deuxième rendez-vous : “Quel est ton score au 50 mètres ?” Ce disant, il pense à ses futurs enfants.“Dans les études, on arrive toujours à se débrouiller à force d'efforts, mais les capacités physiques, c'est génétique.” Bien sûr, il ne néglige pas non plus la dose suffisante d'intelligence indispensable à la poursuite des études. La femme qu'il a épousée a 20/20. Il l'a rencontrée l'année dernière à une soirée. A l'instant où elle s'est présentée en disant : “Je suis originaire de Shizuoka et fan du club de foot Shimizu S-Pulse”, son signal mariage s'est mis à clignoter. Il a concentré son attention sur elle, tendant l'oreille à sa conversation. Le jour même, ils ont échangé leurs adresses électroniques. Pourtant, ce n'est qu'à la troisième proposition qu'elle a accepté de le revoir, bien qu'il l'ait invitée à un match des Shimizu S-Pulse. Qu'elle reste sur ses gardes, loin de le décourager, l'a rassuré. En imaginant ses goûts d'après les vêtements qu'elle portait, il lui a ensuite proposé d'aller à l'exposition d'Annette Messager qui se tenait à Roppongi. Elle a enfin accepté son invitation. Sur le chemin du retour, il lui a demandé son score. Quand il a su qu'elle avait fait partie d'un club de basket et que son frère aîné était marathonien, il était aux anges. A ceux qui disent que les scores de vitesse ne comptent pas quand on aime, on souhaiterait demander : “N'observez-vous donc jamais la façon dont votre copain s'y prend pour faire un créneau au volant ? N'avez-vous jamais fait attention à l'assouplissant que votre copine utilise pour son linge ?” Voici ce qu'écrit Mme Ogura : “Les qualités requises pour un mariage sont à l'opposé de celles qui sont souhaitables dans une relation amoureuse.”
“J'ai cherché un restaurant en vous attendant”, dit à Yuri, 39 ans, un jeune “herbivore” [expression désignant les hommes doux, passifs en amour, peu portés sur la consommation ostentatoire, vivantes antithèses du macho]. Yuri, “carnivore” [terme désignant les femmes entreprenantes en amour, socialement dynamiques], née de la dernière bulle financière [fin des années 1980] passe à l'attaque, avec son enthousiasme habituel, en lui demandant sa carte de visite. Elle aurait juré que cet herbivore lui laisserait le soin de choisir le restaurant. “Je vous ai apporté un cadeau”, dit-il en lui tendant une boîte de caramels.
“L'intention est bonne mais le cadeau un peu ringard”, se dit-elle, en lui donnant la mention “passable”, jusqu'à ce qu'elle découvre des gâteaux en forme d'étoiles enveloppés dans un film plastique à l'intérieur de la boîte. “Je prends des cours de cuisine, les fameux cours destinés à faire des rencontres”, explique-t-il, décrochant ainsi la mention très bien. Lorsque, deux mois plus tard, elle part en voyage d'affaires, il l'accompagne jusque sur le quai de la gare, chargé de canettes de bière. Lorsqu'elle dîne plusieurs fois de suite au restaurant, il lui apporte du ragoût de boeuf et de la ratatouille. En plus de cela, il a acheté une maison dans la capitale avec ses économies. Yuri finit par quitter son travail pour se marier alors que personne n'y croyait plus. A présent femme au foyer, elle mène une vie tranquille, en remerciant chaque jour le mont Fuji, qu'elle aperçoit par la fenêtre du salon : “Je suis heureuse, merci.” Mais l'herbivore, de son côté, s'est révélé lui aussi très exigeant : il avait écrit noir sur blanc les dix conditions que devait remplir sa future femme. Sa fiancée correspondait en tous points au profil sauf par son âge, bien qu'il n'ait jamais voulu lui révéler les neuf autres conditions. Dans Kekkon no saino, on trouve cette phrase : “Les qualités requises pour le mariage forment un ensemble permettant de commencer la vie conjugale sans aucun sentiment amoureux, et de prodiguer à l'autre les satisfactions nécessaires pour que le mariage ne se solde pas par un échec.”
Le mariage, un travail pénible et de longue haleine
Shinji, alors étudiant, a été pris en défaut par une fille qu'il connaissait depuis peu. “Impossible ! Soit tu rentres te changer, soit tu vas t'acheter des vêtements chez Uniqlo”, lui a-t-elle dit alors qu'ils venaient à peine de se retrouver. Il portait un vieux tee-shirt informe et a dû s'en acheter un neuf. “Fais en sorte que je n'ai pas honte de marcher à côté de toi”, lui a-t-elle demandé. La première année où il a commencé à travailler, Shinji a démissionné parce que son état de santé s'était dégradé à cause du stress. “C'est ta vie, débrouille-toi.” Le plus simple aurait été de renoncer devant tant de froideur. Mais il s'est senti en partie responsable de cette sévérité. Puis il s'est dit que s'il vivait aux côtés de cette fille, entrée à l'université grâce à une bourse qu'elle remboursait toute seule, ils seraient aptes à faire face à toutes les situations. Après avoir retrouvé un emploi, il l'a demandée en mariage. “Mon épouse ne semble pas compter sur mon salaire et n'espère pas que je fasse carrière, c'est réconfortant. Je ne veux pas que ma femme compte trop sur moi. Nous avons chacun beaucoup de défauts, mais nous nous soutenons, ce qui nous permet de nous améliorer.”
“Le mariage est un travail global et concret. Qui plus est, c'est un travail qui réunit les 'trois k' (kitsui, kitai, kiken [dur, sale et dangereux]).” Oui, Mme Ogura a raison de dire qu'il faut du talent pour se marier.