15/05/2011 à 10:45 - Le Dernier Voyage du Juge Feng : un film superbe !
J'ai regardé Le Dernier Voyage du Juge Feng hier soir ; je n'ai pas été déçue, en effet ! Le film tient du documentaire autant que de la fiction et l'on découvre là une Chine dont la plupart d'entre nous sans doute ne verront jamais rien. Des routes improbables, des vallées si encaissées qu'elles semblent devoir à jamais être oubliées des hommes et où vivent des paysans d'un autre âge dans une sorte de temps immobile, des chemins de muletiers où il vaut mieux ne pas s'endormir en marchant si l'on ne veut pas finir dans un précipice.
Il y a quelque chose d'émouvant à voir que l'Etat chinois n'abandonne pas totalement à elles-mêmes ces populations figées dans la tradition même s'il ya là aussi une évidente volonté de l'Etat d'affirmer sa domination sur les minorités ethniques qui se soucient de la ligne officielle du Parti comme d'une guigne ! Il est plus émouvant encore de voir à quel point un modeste fonctionnaire, qui, pourtant n'a rien à attendre d'une charge aussi ingrate, s'investit dans la mission « civilisatrice » qui est la sienne.
Avec une intelligence aiguë des mentalités paysannes, le juge Feng trouve les mots et les gestes qui permettent de dénouer les conflits, au grand dam de son nouvel assistant, un jeune homme tout frais émoulu de la faculté de droit qui mettrait les communautés villageoises à feu et à sang en appliquant les textes à la lettre. Car le Parti a décidé que les intermédiaires ethniques qui jusqu'alors étaient employés comme des supplétifs de la justice d'Etat seraient désormais remplacés par des fonctionnaires dûment recrutés. La vieille compagne de travail du juge, une femme de l'ethnie moso qui lui servait jusqu'alors d'interprète, de greffière et surtout de négociatrice hors-pair, est donc renvoyée à son village et à son costume traditionnel tandis que le jeune magistrat, lui aussi issu d'une minorité ethnique, celle des Yi, croit pouvoir imposer la norme juridique qu'il a apprise à la ville sans médiation et sans compromis. Tout imbu de sa « modernité », symbolisée par la télévision et la parabole qu'il apporte en cadeau de mariage à sa fiancée, il ne sait plus rien de la coutume que doit supplanter la loi ni des mentalités avec lesquelles il faut composer pour rendre efficacement la justice dans un tel contexte.
Que le cochon d'un paysan ait saccagé la tombe des ancêtres de son voisin et voilà la victime prête au meurtre ; appliquer brutalement la loi, c'est la vendetta assurée entre communautés pour des générations ! Pour convaincre le propriétaire du cochon sacrilège qu'il doit réparation à son voisin, le juge Feng, en Salomon moderne, va amener le cochon de la victime dans l'enclos de celui-ci pour qu'il lui rende la pareille.... Que deux belles-soeurs se disputent un pot de grès et le juge le casse devant elles non sans leur donner de quoi en acheter un nouveau chacune... Tout cela, évidemment, n'est pas très conforme aux normes juridiques de l'Etat moderne ! La sanction juridique, la punition des coupables, n'est pas exigible des Moso : que je juge retrouve son cheval doit lui suffire, qu'il n'imagine pas en plus qu'on va lui livrer les voleurs ! On n'entre pas chez les Moso, tout fonctionnaire d'Etat qu'on soit, sans se prêter au rituel d'aspersion par lesquels sont accueillis les Yi de temps immémorial et, tout athée que soit le dogme communiste, il faut bien composer avec les exigences des victimes exigeant une cérémonie réparatrice au temple !
Or, par un étrange jeu de miroirs, le réalisateur inscrit la démarche du juge Feng, et donc de l'Etat, dans la longue durée dont relèvent les coutumes et les mentalités en question : une même crainte superstitieuse entoure l'emblème de l'Etat, une simple plaque de métal frappée d'étoiles et peinte aux couleurs du drapeau chinois, et les moulins à prière et autres images sacrées des Moso ! il faut voir avec quelle révérence religieuse le juge traite le fameux emblème, nouvel avatar du sceau impérial ! Pas question qu'il soit recouvert d'un objet profane comme la parabole du jeune magistrat ! Pas question qu'il penche à gauche ou à droite même s'il est suspendu à un simple tas de bois ! Et quand il est volé avec le cheval, c'est de drame ! Le juge Feng risquerait sa vie pour l'arracher aux marécages dans lesquels l'ont jeté les malfaiteurs... Quand enfin le totem sacré de la Chine communiste est récupéré, une cérémonie qui fait irrésistiblement penser à la manière dont l'Eglise catholique a recyclé à son profit les cultes païens anciens, voit chacun venir faire acte d'allégeance à l'emblème sacré, le touchant comme on touche une icône ou une pierre sacrée pour obtenir la grâce divine !...
Voilà, j'espère vous avoir donné envie, à mon tour, de voir ce film qui nous fait pénétrer dans l'intimité des minorités ethniques du Yunnan et dans un temps immémorial, aussi profond que les vallées vertigineuses qu'il nous fait découvrir... Merci encore à Brunus de nous en avoir révélé l'existence !