J'ai fini de relire, hier soir, Les Mémoires d'un eunuque dans la Cité interdite, Dawedie. Le livre répond justement à votre question. Le pouvoir des époux sur leurs concubines était en effet extrême, au début même du XX° siècle. Dan Shi, l'auteur, raconte que son dernier maître, un eunuque comme lui, a tué l'une de ses concubines qui avait tenté d'échapper à son pouvoir et l'a coupée en huit morceaux qu'il a fait disperser ensuite dans la campagne par ses domestiques.
Quant à la lenteur dont vous parlez, elle nous est sans doute beaucoup plus sensible aujourd'hui, alors que nous sommes habitués au rythme trépidant des montages à l'américaine, qu'elle ne l'était au spectateur de 1991. Elle est en tout cas essentielle pour nous faire sentir la pesanteur du temps immobile engluant cette jeune étudiante qui rêvait de la liberté dans un passé suranné comme il venait de se refermer sur ceux de Tian'an men et sur la Chine tout entière après le Printemps de Pékin.
Le palais de maître Chen me semble en effet une métaphore de la Chine qui maintient alors prisonnière toute sa jeunesse. L'idylle qui s'esquisse d'un regard entre le fils du maître, qui a voyagé à l'étranger, et Songlian, dont les études ont été brutalement interrompues, ne peut pas manquer d'évoquer les espoirs fous de la jeunesse chinoise édifiant une réplique de la statue de la liberté américaine à Pékin.
Et si la Chine tout entière est alors pour Zhang Yimou un cachot, il y a toujours, dissimulé aux regards, un cachot dans le cachot comme il y a le mitard dans les prisons ou le laogaï dans l'univers concentrationnaire, à l'abri des curieux. Je ne sais pas s'il y a, en Chine, une légende qui ressemble à notre Barbe Bleue, mais cela ne m'étonnerait pas. En tout cas, en voyant Gong Li chercher à ouvrir la porte de la « maison des morts », j'ai immédiatement pensé aux contes de notre enfance. Car, comme dans les mythes, il ne fait pas bon chercher à voir ce qu'il ne faut pas voir. D'emblée, la découverte de cette « maison des morts » par Songlian résonne comme une sombre prémonition de son destin. Mais Zhang Yimou n'a pas choisi le terme au hasard : pour les Chinois, nourris de littérature russe, la maison des morts ne peut manquer d'évoquer le roman de Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, qui décrit de l'intérieur un bagne de Sibérie et qui était d'ailleurs interdit pendant la Révolution culturelle comme Harry Wu en a fait douloureusement l'expérience. Que la jeune actrice d'opéra soit transportée dans cette maison morte en hiver, sous la neige, me semble y faire allusion de manière transparente.
L'irruption des hommes de main du maître, surgis de nulle part, apparaissant comme de simples silhouettes, pratiquement sans visage, se découpant en noir sur le blanc de la neige et emportant la troisième épouse dans un silence glacé est une autre trouvaille géniale, toute l'efficacité du système reposant sur sa police secrète. Et pour ceux qui voient quand même ce qu'il ne faut pas voir, pour ceux qui disent ce qu'il ne faut pas dire, comme Songlian, la folie est au bout. Car la folie de Songlian n'est pas la simple conséquence de l'horreur de sa découverte et celle de son enfermement : il est très significatif que le maître, dont les paroles sont rares mais essentielles, affirme qu'il ne s'est RIEN passé et qu'elle n'a RIEN vu puisqu'il n'y avait RIEN à voir ! Le déni du réel n'est-il pas une des spécialités du pouvoir totalitaire ? Que les jeunes Chinois d'aujourd'hui ignorent encore les événements tragiques du 4 juin 1989, en témoigne encore même si, à l'évidence, la Chine de 2010 n'a plus grand-chose à voir avec celle(s) dont parle ici Zhang Yimou.
Et cette folie est d'autant plus symbolique que le pouvoir ne peut s'exercer sans rendre chacun complice d'un système dont il est lui-même victime et où l'on ne sait plus ni à ni à quoi se fier. Celle qui a un « visage de bouddha assis » cache « l'âme d'un scorpion », la garce capricieuse et coquette cache, sous ses costumes d'opéra d'un autre âge, une femme moderne et « libérée », la petite domestique opprimée cache une redoutable auxiliaire du pouvoir et la jeune étudiante qui voulait faire voler en éclats de système d'oppression une implacable volonté de pouvoir : « c'est bien la plus mauvaise », diront d'elle les domestiques. Car ce qui se dit est de la plus haute importance pour « le maître » : il faut, à l'intérieur, que les humbles soient convaincus de la noirceur de ceux qui luttent pour leur liberté, « il ne faut pas qu'il soit dit, à l'extérieur », que ceux qui résistent au pouvoir le paient de leur vie...
Dans ce film pratiquement sans dialogue (et pour cause), les objets, les formes, les couleurs disent tout. Le corps de la jeune fille, écroulé dans la neige, dessine, noir sur blanc, l'idéogramme désespéré de la résistance de l'individu contre le pouvoir qui le broie. La flûte du père, confisquée et brûlée, dit la vérité d'une vie entièrement confisquée par « le maître », d'une vie d'où l'on a arraché tout attachement au passé familial, toute dimension privée, jusqu'à la plus intime, exposée à l'éclairage des lanternes, aux fouilles inopinées, aux autodafés purificateurs. Les masques géants et les costumes de théâtre qu'on enfile et qu'on enlève en un tour de main disent l'impénétrabilité de ce système où l'on ne sait plus faire le départ entre le réel et l'illusion (chaque masque ayant une signification, je pense d'ailleurs qu'il faudrait identifier précisément ceux sur lesquels la caméra s'attarde). La poupée transpercée d'épingles où la deuxième épouse a soigneusement calligraphié le nom de Songlian est emblématique d'un univers où le savoir lui-même pactise avec l'obscurantisme : comment en effet, sans les cadres instruits, aurait-on mené à bien les dénonciations et ces véritables procès en sorcellerie qu'ont subis tant d'intellectuels et tant de gens ordinaires ? La punition de la jeune domestique, agenouillée dans la neige devant le bûcher de ses pauvres lanternes symbolise à elle seule toute la cruauté de ces interminables séances d'autocritique et d'aveux extorqués par la force dont Zhang Yimou fera l'un des thèmes d'Adieu ma concubine. Quant aux lanternes qui font littéralement le jour et la nuit pour chacune des épouses, elles me semblent symboliques du pouvoir discrétionnaire qui décide de la vie et de la mort sociale des individus. Mais elles sont aussi une métaphore de l'art cinématographique de Zhang Yimou qui met littéralement en lumière ce qui se dissimule à l'abri des hauts murs, matériels ou immatériels, qui emprisonnent alors la Chine. On retrouvera cette réflexion sur le cinéma dans Vivre dans la symbolique du montreur d'ombres et de sa propre lanterne.
Il y a en effet une belle continuité entre les premiers films de Zhang Yimou (du moins ceux que je connais). Comme Le Sorgho rouge, Epouses et concubines commence par une scène de palanquin. Dans les deux cas, une jeune femme est « vendue » et cherche à reprendre en main son destin ; Songlian le fait symboliquement, en esquivant cette humiliation et en se rendant à pied, en femme « libre », chez « maître » Chen ; l'héroïne du Sorgho rouge le fait plus concrètement en faisant l'amour avec l'un des porteurs à l'abri des hautes tiges d'un champ de sorgho. Gong Li, comme elle le fera ensuite dans Qiu Ju, une femme chinoise, y incarne la volonté farouche d'une femme seule luttant pour sa liberté et la défense de sa dignité.
Bon, je me rends compte que j'ai été fort longue à la mesure de mon enthousiasme pour ce film et ce réalisateur. Que les lecteurs pressés m'en excusent !