Je crois, Stardust, qu'il est très réducteur de ne voir dans ce film que "l'histoire plate d'une garce qui se jouait des sentiments d'un Chinois !". Entre l'adulte de 32 ans et la toute jeune fille, confrontés l'un et l'autre à un amour interdit, je ne crois pas que le Chinois soit le plus démuni.... Et je ne crois pas que le Chinois soit ici en rien méprisé : comme l'Allemand de Hiroshima mon amour , auquel le film fait d'ailleurs allusion (la foule défilant devant les persiennes de la garçonnière rappelle les pieds vus à travers le soupirail de la cave par la jeune fille rasée), il est bien plutôt celui que les préjugés ou les aléas de l'Histoire interdisent d'aimer. Personnellement, j'ai beaucoup aimé ce film, autant que le livre, dont la bande son, comme les images, est à mon avis un chef-d'oeuvre de fidélité au texte. J'avais, à la sortie du film, essayé de le commenter pour mes élèves, qui, à 18 ans, n'ont pas toutes les clefs pour le comprendre ; je reproduis ci-dessous le texte de mon commentaire, en m'excusant pour sa longueur mais en espérant que Tchoutchou y trouvera la réponse à ses questions et que vous, Stardust, le verrez d'un oeil moins sévère.
Le film de Jean-Jacques Annaud se veut d'emblée un hommage à la littérature ; fébrile, la plume court sur le papier, et le papier se fait chair, cicatrice, comme bientôt la chair se fera peau où s'inscriront, ténus, les signes de l'amour et du plaisir, sueur et frisson mêlés dans l'alchimie moite des étés d'Indochine tels que les a vécus Marguerite Duras, dans les années vingt... La dernière image dévoilera l'écrivain, seule face à la grisaille de Paris, entrevu par la fenêtre. Ainsi encadré, le film rejoue l'anamnèse de l'écriture et ce redoublement lui-même nous est donné dans la reprise de la scène inaugurale : deux fois nous verrons la jeune fille prendre le bac pour traverser le Mékong. Embarquement symbolique de tous les passages, celui de la vie d'abord, que les asiatiques conçoivent comme l'éphémère traversée d'un "monde flottant", mais aussi emblème d'un autre passage, celui de l'enfance à l'âge de femme, dont l'amour dans le temple bleu sera le rite initiatique.
Dans cet univers, tout fait signe ; comme dans le Nouveau Roman, les objets sont chargés d'assumer le message que nous refuse le sujet. Rébus à déchiffrer, le sens ne se donne jamais immédiatement mais bien dans la rencontre de l'écriture et de la lecture, dans la conjonction de deux réminiscences accordées. ELLE, mise à distance du JE initial, se présente d'abord dans l'entre-deux de l'adolescence : en souliers de lamé mais coiffée d'un impertinent chapeau de feutre, elle tient de la mémoire du conte - où les jeunes filles à marier étrennent leur tenue de bal -, et des outrances insolentes de la garçonne qui garde l'ambiguïté sexuelle de l'enfance. Lorsque l'amour la surprendra, elle aura encore, sous la robe déjà décolletée de la jeune femme séduisante, la petite culotte de coton blanc de l'enfance.
Mais il n'y a pas d'initiation sans souffrance et, comme dans le mythe, le destin s'annonce à quelques images de mort : la fumée du vieux bac, bien sûr, qui déroule ses volutes noires et ocres sur l'eau du Mékong, la voile noire d'une jonque, le cadavre d'un buffle dérivant au fil du fleuve, les tourbillons boueux et lourds des pays de mousson qui créent pour le spectateur un sombre horizon d'attente...
Pourtant, comme dans les contes de fées, notre Cendrillon d'Indochine, lasse des violences et des médiocrités familiales de Sadec, saura s'évader par la magie d'un moderne carrosse, la rutilante limousine du jeune Chinois de Saigon qui devient son amant. Riche, beau et oisif autant qu'on peut l'être, le Chinois réalise la synthèse du Prince Charmant d'Occident et de l'Empereur des palais d'Orient, exclusivement voué au culte de l'amour, tout occupé à assurer l'harmonie entre ses épouses et ses concubines par une parfaite connaissance des secrets plaisirs de la chair... "Il ne sait faire que l'amour, dira la petite, c'est comme un métier qu'il aurait". L'Art de la Chambre à Coucher, tel est le titre de bien des manuels d'érotique chinoise d'inspiration taoïste, soucieux de procurer aux amants santé, longévité et sérénité grâce à la maîtrise du désir et de la jouissance. C'est que, dans la tradition taoïste, l'art d'aimer préserve des sept douleurs et des cent maux... N'est-ce pas ce savoir ancestral qui guide l'amant dans ses gestes et ses hésitations mêmes ? "Tu es trop petite", dit-il en découvrant le corps gracile de l'enfant et, lorsqu'il la verra triste après l'amour, il expliquera son trouble en puisant aux sources des vieilles théories asiatiques de l'humeur : "C'est parce que nous avons fait l'amour dans la journée, aux heures les plus chaudes"...
Dans le temple du Tao, la petite fille ne peut rien DIRE de son amour, frappé d'interdit : qu'elle ait donné tout son coeur d'enfant dans ce baiser sur la vitre où se devine le reflet du visage aimé, doit nous suffire à inscrire cet amour-là dans la grande tradition des amours mythiques, celles qui unissent et séparent du même mouvement Tristan et Iseult, couchés de part et d'autre de l'épée du Roi Marc, celles qui nouent "la Dame de Vinh Long" au souvenir du jeune homme de Savannakhet, s'immolant d'un coup de revolver, sur la grande place du poste, au grand soleil...
Mais "Il est posé en principe que je ne peux pas aimer un Chinois", dit la petite. Quoi de plus douloureux, de plus aliénant pour une jeune fille passionnée par la langue, émerveillée par la vitalité des auteurs de la Pléiade, que de se voir privée de la médiation des mots ? Devant la cruelle réalité sociale ("Après ce que nous avons fait, après ce déshonneur, je ne pourrai plus jamais t'épouser, lui explique le Chinois, chez nous, on ne peut épouser que des jeunes filles vierges"), elle ne peut que bégayer le langage de l'enfance, celui du dépit, cachant sa blessure derrière la cruauté : "Ca tombe bien, les Chinois, j'aime pas tellement..." Il sera donc "l'Amant", l'amant secret que l'on cache à la famille, à ceux dont les mots tuent. A elle, le silence obstiné de l'amour, à eux, les bavardages abjects de la fausse morale, les injures et les crachats...
Reste alors la voix des choses : celle de ces deux bonzaï, de ces arbres nains assoiffés de vie qu'elle arrose avec une infinie douceur comme l'Amant lave son corps d'amoureuse après le sang baptismal de la première caresse. Eau lustrale, encens, clôture et pénombre sacrée font de cet amour une muette célébration dans le tintamarre matrimonial de la rue. Et, lorsque la chambre est rendue à l'espace profane, dépouillée de ses parures rituelles, affichant la nudité du matelas, c'est toute l'enfance d'Elle qui sanglote dans les cris d'un bambin, tandis que, dehors, déferlent les larmes immenses de la mousson...
A celle qui ne peut dire, chacun s'obstine à faire avouer : la mère, le frère aîné, la petite amie du pensionnat même. Mais Elle n'est pas Emma Bovary, ravie de pouvoir se répéter : "J'ai un amant, j'ai un amant", non, il est pour Elle L'Amant, l'absolu d'un amour qui ne peut s'inscrire dans aucun rêve d'avenir. Cette passion au-delà des mots, qui laisse le dialogue des amants au bord de l'étrangeté "journalistique", se dessine avec toute la perfection des caractères chinois sur la blancheur du lit : filmés en plongée, les corps semblent imprimer sur le linge l'idéogramme vivant de l'amour. C'est que la Chine a de l'écriture un autre usage que l'Occident : calligraphie subtile, elle trace l'épure des choses dans un espace idéal (chaque caractère doit pouvoir s'inscrire dans un carré) et dans un présent éblouissant. A l'opposé de notre écriture alphabétique, course effrénée contre le temps, l'écriture chinoise rassemble. Sans doute n'est-ce donc pas un hasard si Jean-Jacques Annaud a choisi de nous montrer, non seulement la plume fébrile de Marguerite Duras, mais encore, lorsque la petite entre pour la première et pour la dernière fois dans le quartier chinois de Saigon, deux signes jumeaux peints sur le calicot blanc d'une échoppe, pareils aux corps des amants : l'écriture chinoise est de l'ordre du sacré, liée à la science des devins anciens, elle révèle à nos yeux les secrets du monde, elle fixe sous les traits du pinceau ce qui se dérobe, ce qui s'évanouit en fumée ; car la fumée est l'autre du caractère : le signe saisit la forme dans son émergence, la fumée la rend à son évanescence dans ce pays où s'abolissent les frontières du monde, où l'eau se mêle à la terre des rizières, où les êtres et les choses se confondent dans le flux, le flot incessant de la foule, hommes et bêtes emportés dans un perpétuel mouvement. Lorsque l'Amant, à son tour, aura désacralisé l'amour, lorsqu'il aura fait répéter à l'enfant les mots qui la nient, tout ne sera plus que fumée, fumée lénifiante de l'opium, fumée endeuillée du paquebot sans retour. Seule, dans son acquiescement muet à l'ordre des ancêtres, elle aura donné à sa passion unique l'éternité de l'éphémère. Car ses ancêtres à elle ne sont pas ceux de l'Amant : ceux de la Chine ancienne exigent le respect absolu de l'autorité du Père, le don de l'encens au seuil de la maison et un rigoureux silence sur les plaisirs du corps. Ceux qu'a choisis l'écrivain disent la joie de cueillir le jour sans penser à demain. Dans l'entre-deux colonial, la petite française d'Indochine trouve le courage de soustraire son amour au temps profane et de rendre l'Amant à son destin, à l'obéissance de son père : "Ton père a raison, et puis, je n'ai pas d'amour pour toi !". C'est pourtant elle, la petite blanche, parée déjà du diamant des fiançailles, qu'il épousera au-delà du mariage, d'un regard muet au milieu du bruit qui chasse les esprits maléfiques de la cérémonie.
Seuls les mensonges farouches de la petite, seul son silence buté préserveront le non-dit de cet amour dont chacun s'acharne à la déposséder, de cette passion qui, telles les eaux du Mékong emportant tous les barrages, telles l'eau joyeuse des savonnages ou les pluies de mousson traversant tous les seuils, balaye les interdits. Tu, mais parfaitement scandaleux, l'amour du Chinois est aussi une revanche, une revanche contre la mère, qui a tout donné à l'aîné, contre les blancs de la colonie, méprisants pour cette famille ruinée, déclassée, contre la faim et le manque. Il n'y a pas de sens à se demander si la petite a voulu cet amour pour l'argent de l'amant non, elle "le désire ainsi avec son argent, lorsqu'elle l'a vu, il était déjà dans cette auto, dans cet argent, elle ne peut donc pas savoir ce qu'elle aurait fait s'il en avait été autrement."
Que la jeune femme ne trouve un langage pour sa douleur que sur le bateau qui l'emmène d'Orient en Occident, qu'elle puisse enfin se dire, portée par la musique d'une Valse de Chopin, dont l'écriture duelle semble réconcilier l'horizontalité occidentale et la verticalité orientale, tel est bien le sens de cette conquête de soi, révélant à elle-même l'écrivain qui déjà se cherchait dans la petite fille des colonies : se trouver enfermée dans les mots que d'autres articulent, s'y heurter sans rémission jusqu'à ce qu'un jour enfin on puisse ECRIRE !
En donnant à son film, par la voix de Jeanne Moreau, le rythme et la temporalité du texte, articulés à la présence synoptique de l'image, Jean-Jacques Annaud a parfaitement servi l'oeuvre de Marguerite Duras mais aussi l'âme de la Chine : il conjugue ainsi les deux systèmes d'écriture, apparemment inconciliables, que sont l'écriture alphabétique et l'écriture idéographique. Synthèse de deux esthétiques, ses prises de vue retrouvent les leçons de l'Orient telles qu'au XIX° siècle les avaient découvertes les impressionnistes chez les maîtres japonais de l'estampe, telles que les ont transmises au cinéma les oeuvres de Kurosawa ou Mizogushi : perspectives à vol d'oiseau au-dessus du port de Saigon comme les aurait montrées Hiroshige, rond-point écrasé par une vue-plongeante à la Caillebotte, arbres formant grille à travers lesquels file la limousine noire dans des forêts dignes des Peupliers de Monet ou des sous-bois de Rashomon ; grilles encore, celles de La Gare Saint-Lazare de Manet, si joliment évoquées au départ du bateau emportant l'aîné vers la France...
La diagonale filante de la balustrade croisillonnée ouvre, sur la maison de Sadec, l'une des perspectives favorites de l'Extrême-Orient tandis qu'à Saigon, surplombant la cohue qui se presse sur la rivière, apparaît la courbe élégante d'un pont exhaussé tel que la peinture chinoise et japonaise nous a appris à les aimer ; le reflet d'une arche de pierre sur l'eau, le chatoiement des reflets sur les tôles rutilantes de la limousine, les ombres chinoises entraperçues à travers les mailles fines des écrans protégeant les vitres de la limousine ou striées par les raies des persiennes de la garçonnière, le contraste du noir et du blanc entre le kimono du Chinois et le drap dont se couvre la petite, autant d'hommages du cinéaste aux manières de voir que nous devons aux lointains pays d'Asie.
L'espace imaginaire du film est ainsi un entre-deux qui redouble celui dans lequel se meut la jeune fille blanche d'Indochine, prise entre deux cultures (avez-vous remarqué que le rouge de la Petite, dessinant une petite cerise rouge sur sa bouche, à la chinoise, couvre entièrement ses lèvres sur le bateau qui la ramène en France ?) mais aussi entre deux histoires, dans un monde dont les orgueilleuses constructions coloniales semblent s'effriter et fondre sous l'humidité tropicale comme s'émiette la mémoire que l'écriture arrache à l'oubli.
Dernière édition : 10/11/2010 17h56