Système des castes en Inde
Le système des castes est certainement le phénomène social le plus connu mais le plus mal compris du continent indien. Cet étrange système de couches sociales est souvent interprété, en Occident, de façon simpliste et considéré comme un système rigide et injuste de classement social. II est exact que dans la réalité il s'agit d'une hiérarchie sociale plus stricte que celle existant en Occident; il faut également reconnaître que le système de castes n'est pas démocratique, mais qu'il représente, au contraire, la consécration des inégalités dans la société hindoue.
Il ne faut cependant pas perdre de vue qu'il présente également des aspects positifs qui peuvent échapper à l'observateur occidental parce que trop différents de son propre monde culturel. Le mot caste est tiré du portugais. Dans les langues indiennes, on emploie en revanche le terme sanskrit jati qui s'applique indifféremment à la caste, à la sous-caste et à la secte. La première signification du motjati est celle de « naissance » ou « d'origine », ce qui explique que c'est par la naissance que |'on devient membre d'une caste donnée. Le système des castes est caractérisé par un certain nombre d'éléments typiques : l'endogamie, la profession particulière à chaque caste, la hiérarchie, les règles qui régissent la séparation des castes entres elles. Tous ces éléments n'ont toutefois pas la même valeur. L'endogamie, qui est un des phénomènes les plus résistants à l'influence de la vie moderne, n'a jamais été absolue et ne l'est pas plus à l'heure actuelle; la profession particulière à chaque caste, qui était un facteur très important par le passé, le devient de moins en moins, sans toutefois compromettre le système.
A la base de la hiérarchie des castes il y a l'idée magique et religieuse de pureté et d'impureté, idée qui est à la base de la séparation des castes entre elles. Ce système trouve sa justification morale et doit sa vitalité aux deux principes philosophiques et religieux de narma et de dharma. Ce seraient en effet les actions (karma) accomplies dans des vies antérieures qui conditionneraient la naissance dans une caste donnée et c'est grâce à l'accomplissement correct de ses devoirs (dharma) que |'on peut espérer renaître dans une caste plus noble.
Les couches sociales des communautés non hindoues de la péninsule indienne peuvent ressembler à s'y méprendre aux castes. Les qoums du Pakistan, par exemple, sont des groupes qui pratiquent dans leur majorité l'endogamie, qui sont organisés au point de vue hiérarchique et qui pratiquent des métiers particuliers, mais leur organisation hiérarchique ne s'appuie pas sur les principes du karma et du. dharma. Les règles de séparation à l'intérieur de la caste ne jouent qu'au sommet et à la base de l'échelle sociale et ne s'appliquent pas aux catégories intermédiaires. Lorsqu'on parle de castes, on se réfère en général à la répartition de la société hindoue en quatre groupes : les brahmanes (prêtres), les kshatriya (guerriers), les vaishya (agriculteurs, commerçants, artisans), enfin les sudra (serviteurs).
Cette répartition en quatre groupes est désignée sous le nom de varna, qui signifie couleur; aussi a-t-on pu croire qu'il s'agissait d'une forme de discrimination raciale; cette façon de voir s'appuie sur le fait que le varna des brahmanes est la couleur blanche et celui des sudra est la couleur noire; mais le rouge et le jaune, symboles respectifs des kshatriya et des vaishya, montrent clairement que la signification des quatre couleurs doit être recherchée dans leur valeur psychologique et culturelle, plus que dans des différences raciales. Seuls les trois premiers varna sont mentionnés dans les textes aryens les plus anciens et, encore à l'heure actuelle, leurs membres sont appelés dans leur ensemble dvija; ce terme signifie nés deux fois et provient du fait qu'ils célèbrent un rite d'initiation à la suite duquel ils sont autorisés á porter un cordon sacré qui descend de l'épaule gauche au côté droit.
Le varna des sudra, groupe qui englobe la plus grande partie de la population indigène rencontrée sur place, à leur arrivée, par les Aryens, a été ajouté plus tard aux trois autres varna, Mais cette répartition en quatre groupes ne comprend pas la totalité de la population indienne. Les communautés qui, à l'arrivée des Aryens, étaient probablement déjà reléguées au bas de l'échelle sociale sont restées en dehors de ce système. Ce sont les groupes appelés à tort en Occident « hors caste » et que l'on pourrait désigner par le terme mieux approprié de « caste externe », étant donné que ces groupes comprennent des castes parfaitement organisées et compte tenu du fait que le terme « hors caste » s'applique aux personnes qui ont été expulsées du sein de leur caste. Ces castes « externes » étaient également connues sous le nom d'intouchables, appellation que Gandhi changea en harijans. Les varna, de nos jours, existent uniquement comme classement théorique auquel on se réfère non lorsqu'on veut passer d'une caste à une autre, ce qui serait impossible, mais lorsque l'on veut obtenir un classement meilleur pour sa propre caste, à l'intérieur du système.
Les groupes sociaux qui comptent dans l'organisation actuelle sont les castes et les sous-castes. Elles se sont multipliées avec le temps et vers le milieu du XXe siècle on en aurait dénombré environ trois mille.
L'augmentation du nombre de castes semble être dû à l'incorporation de tribus (processus qui se poursuit encore à l'heure actuelle), de sectes et d'éléments étrangers, ainsi qu'au fractionnement de certaines castes. La seule caste (donc le même varna) véritablement panindienne est celle des brahmanes, encore que chaque partie de l'lnde possède une caste brahmane particulière dont les modes de vie peuvent varier sensiblement d'une région à l'autre.
II faut préciser que la hiérarchie très développée et les différences très sensibles de prestige qui existent entre les différentes castes ne vont pas de pair, en général, avec des privilèges matériels. Une des caractéristiques du système des castes réside dans le fait que |'autorité morale la plus haute et le pouvoir suprême ne sont pas toujours l'apanage de la même personne. Les brahmanes jouissent de la plus haute autorité morale alors que, par le passé, le pouvoir politique appartenait aux rois, et qu'il est, à l'heure actuelle, la prérogative des castes agricoles - les plus nombreuses et les plus puissantes sur le plan économique. C'est ainsi que les plus riches industriels ou commerçants sont souvent des vaishya et non des brahmanes.
Les castes inférieures sont en général plus pauvres que les castes nobles mais de nos jours, compte tenu des possibilités d'exercer divers métiers et des mesures gouvernementales tendant à améliorer les conditions de vie des classes moins aisées, il n'existe plus de différences économiques importantes entre les diverses castes. Les privilèges des castes nobles ne sont plus que des symboles de la condition sociale et sont maintenus, même en dépit du niveau économique. C'est ainsi qu'un brahmane de condition modeste pourra choisir le métier de cuisinier, peu rémunérateur, ou de serveur dans un modeste restaurant végétarien, mais il n'en visagera jamais d'ouvrir, par exemple, un débit de boissons alcooliques, même si cette activité pouvait lui faire espérer des bénéfices importants : cette activité serait incompatible avec ses croyances religieuses. Les servitudes même auxquelles étaient soumises les castes inférieures ne consistaient pas en contraintes économiques, mais surtout en mesures, parfois banales, touchant à leur condition sociale; elles étaient quelquefois graves et infamantes. Parmi les premières on peut mentionner l'interdiction de bâtir des maisons de pierre ou des maisons à deux étages et, pour les femmes, de porter une chemisette sous le sari.
Au nombre des servitudes graves et infamantes, compte tenu du sentiment religieux très développé des hindous, on peut citer l'interdiction d'entrer dans les grands temples de rite sanskrit. La contrainte la plus infamante et la plus courante était la « souillure à distance ». Dans certaines régions de l'lnde, surtout dans le Kerala, il n'y a encore que cinquante ans, indépendamment des mesures de longueur normales, on parlait d'un pulavan ou d'un nayadi pour désigner les distances que ne devaient pas dépasser les membres des castes ex-intouchables pour s'approcher, par exemple, des nambutirs ou des nayars, sous peine de souiller ces derniers. II existait également la caste de ceux qu'on ne devait pas regarder, ou qui ne devaient pas être vus, dont faisaient partie les blanchisseurs travaillant pour les intouchables; les membres de cette caste devaient donc travailler de minuit à l'aube afin de n'être vus de personne. L'interdiction la plus sévère, aux conséquences concrètes les plus pénibles, était sans contredit celle qui touchait à l'utilisation des puits. L'eau pouvant être facilement polluée, le puits appartenant aux castes supérieures était interdit aux castes impures. Dans des conditions de vie normales, cette interdiction pouvait n'avoir que peu d'importance pratique, car les harijans vivent dans des quartiers séparés (cheri) où ils disposent de leurs propres puits. II pouvait toutefois arriver qu'en période de sécheresse le puits du cheri se tarisse, causant ainsi de sérieuses difficultés. A l'heure actuelle, presque toutes ces dispositions contraignantes ont disparu, en partie spontanément, et en partie grâce aux dispositions légales. Ce n'est qu'occasionnellement que la presse indienne relate des incidents survenus à la suite de l'interdiction faite aux harijans d'entrer dans un temple privé ou parce qu'on cherchait à les empêcher de tirer de l'eau dans un puits appartenant à d'autres castes. C'est dans le système dit jajmani que l'on peut constater l'interdépendance économique et rituelle existant entre les différentes castes. Dans les villages indiens, et même dans ceux du Pakistan et du Bangladesh, les propriétaires terriens sont en rapport avec certaines castes artisanales qui leur fournissent leurs services de père en fils. Le paiement se fait au moment de la récolte, soit en nature, soit en espèces. En outre, tous les fournisseurs du propriétaire terrien reçoivent traditionnellement des cadeaux à l'occasion des nombreuses fêtes familiales ou annuelles. (Pour les travaux agricoles, il existe également des journaliers, appelés nulis, terme emprunté au langage tamoul et qui signifie salaire, qui sont engagés pendant de courtes périodes et payés en espèces).
Il s'agit là d'une des différences fondamentales entre une société de classes et une société de castes. Dans une société de classes, les minorités jouissant de privilèges ont la possibilité d'utiliser les services d'une majorité défavorisée dont les membres doivent rivaliser pour acquérir la clientèle des élites. Dans les sociétés de castes, au contraire, tout le monde est privilégié et les membres des castes élevées, tout en étant majoritaires, doivent rivaliser pour obtenir les services des membres de caste inférieure, auxquels revient traditionnellement le droit de fournir ces services. Dans un village les propriétaires terriens sont beaucoup plus nombreux que les potiers, les barbiers, les blanchisseurs et les services de ces spécialistes sont indispensables à la vie économique de tout le village et à l'administration du culte. Nous avons déjà dit que l'idée de pureté ou de souillure est à la base de la hiérarchie des castes. Nous allons examiner maintenant quels sont les critères qui les conditionnent. Ils y a deux types de souillures : les immondices et les sécrétions corporelles d'une part et le contact avec la mort d'autre part. Ainsi, en général, les prêtres brahmanes s'occupent uniquement de la célébration des événements heureux et laissent le soin de célébrer les funérailles à des prêtres de caste inférieure ou aux membres de la caste dont faisait partie le défunt. L'association avec la mort va jusqu'à rendre impurs les travailleurs du cuir et les joueurs de tambour, étant donné que leurs instruments sont recouverts de peaux d'animaux. Le terme paria provient du nom de paraiyan, qui sert à désigner le joueur de tambour dans la caste tamoule. Le contact avec la mort rend également impurs les hommes chargés de |'enlèvement des cadavres d'animaux. D'après la théorie officielle, le fait de naître dans une caste harijan est la conséquence des mauvaises actions dont on s'est rendu coupable dans une vie antérieure et doit être accepté comme une juste punition. Cette interprétation n'est pas faite pour plaire aux personnes concernées et il existe même une légende mahar qui tend á atténuer cette vision des choses. Cette légende raconte qu'autrefois un membre de cette caste -l'un parmi quatre frères brahmanes - aurait, par amour fraternel, transporté hors de la cuisine une vache morte, attirant ainsi sur lui et sur ses descendants l'opprobre de ses semblables et se ravalant ainsi, de même que ses descendants, au rang des intouchables. Même si cette légende a été créée pour les besoins de la cause, elle contient toutefois une part de vérité : dans un régime de division de travail entre les castes, en effet, celui qui exerce des métiers impurs met à l'abri de la souillure ses semblables (la pureté du brahmane, qui se trouve en haut de l'échelle sociale, et l'impureté de l'harijan, qui en occupe le bas, sont complémentaires). Ce qui importe, et ce détail échappe aux observateurs occidentaux, c'est qu'aussi bien le brahmane que le harijan ont de lourdes tâches à remplir. De même que le brahmane se refuserait à toucher un animal mort, de même l'harijan n'accepterait pas de passer sa journée en ablutions et à s'imposer de multiples restrictions alimentaires, sexuelles, etc., restrictions auxquelles sont soumis les brahmanes.
II faut en outre considérer que la société tout entière bénéficie de cette répartition des fonctions sociales. Seul un brahmane absolument pur peut approcher les divinités suprêmes et les implorer d'étendre leur bienveillance sur tous, y compris les harijans. Le contact avec la mort, enfin, explique pourquoi tous ceux qui tuent, élèvent pour tuer ou mangent de la viande sont relégués dans les castes les plus méprisables; ces actes ne sont pas seulement impurs, mais également répréhensibles, suivant la conception morale de l'ahimsa. Étant donné qu'en Inde tout est classé hiérarchiquement, il en est de même pour le règne animal. Tuer un animal et en consommer la viande est une action toujours répréhensible, mais lorsqu'il s'agit de viande de chèvre ou de mouton, animaux herbivores et, partant, de mangeurs « propres », il n'y a rien de particulièrement impur et l'on ferme les yeux sur le fait que ces animaux ont été tués et que l'on mange la chair d'un cadavre. La consommation de viande de cette espèce est donc permise aux guerriers et aux membres des castes moyennes. De toutes les viandes, les plus impures sont celles du porc et du boeuf ; la première parce que l'animal a la réputation de se nourrir d'immondices et la seconde parce que cela équivaudrait à se nourrir d'une divinité.
Les divers facteurs qui sont cause d'impureté présentent la particularité de s'additionner, de sorte qu'une caste de cordonniers qui consomme de la viande de porc ou de boeuf est considérée comme plus impure que celle qui n'en consomme pas.
D'autre part, la pratique de cette abstinence permet d'aspirer à un rang plus élevé. Aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, les critères de classification sont surtout de caractère rituel et il existe un certain accord entre les castes qui en font partie. Chez les castes intermédiaires, la situation est toutefois moins nette et les arguments rituels invoqués par les membres des castes supérieures pour justifier le classement dans un rang inférieur d'une autre caste semblent peu convaincants. Les ouvriers qui pressent les graines oléagineuses sont considérés comme appartenant aux castes inférieures du fait qu'ils sont censés détruire la vie de la graine; et le potier est censé appartenir à une caste relativement basse car, pour confectionner des pots, il est obligé de former un cylindre en argile qui rappelle le lingam et de le couper ensuite, acte qui constitue un sacrilège. La vérité est probablement différente : les castes exerçant un métier artisanal ont toujours été et sont encore sous-estimées du fait qu'elles accomplissent un travail manuel bénéficiant aux autres, alors que les castes dont les ressortissants vivent de leurs rentes et peuvent se permettre de suivre des études, ou ceux qui produisent leur propre nourriture, jouissent d'un prestige plus grand.
L'endogamie sépare les castes, l'interdépendance économique et rituelle les rapproche ; dans les deux cas, la hiérarchie qui régit les membres du système est évidente; mais la hiérarchie apparaît dans toute sa complexité lorsqu'il s'agit d'un échange mutuel de nourriture ou de la consommation en commun des repas. Un pouvoir élevé de contamination est attribué à l'impureté et certaines substances,comme l'eau et les aliments bouillis, sont considérés comme particulièrement vulnérables. Une fois qu'ils ont été touchés par quelqu'un, ces aliments sont classés, du point de vue rituel, au même niveau que cette personne et sont donc inacceptables pour qui appartient à un niveau rituel supérieur.
Par conséquent, un brahmane orthodoxe n'accepte ni eau ni nourriture bouillie de la part d'un membre d'une autre caste que la sienne ; à l'inverse, tous les membres des autres castes, du moins en théorie, acceptent l'offre du brahmane. La circulation des aliments d'une caste supérieure á une caste inférieure constitue la meilleure indication du rang de la caste; le fait d'accepter des aliments de la part d'une caste signifie que l'on se considère égal ou inférieur, les refuser signifie que l'on se considère d'un rang supérieur. Dans la vie courante ces distinctions subtiles apparaissent plus évidentes dans les villages pendant les festivités offertes par un brahmane ou par un propriétaire terrien, festivités auxquelles participe un grand nombre de personnes appartenant á des castes différentes.
En ce qui concerne les aliments, nous avons toujours mis l'accent sur les aliments bouillis, ceux qui sont crus étant relativement immunisés contre toute contaminations ; ces derniers n'ont pas été traités par l'homme et surtout ils n'ont pas été bouillis ; les fruits non épluchés et les graines crues peuvent donc être consommés part tout le monde. Dans l'Inde du Nord, où les préoccupations créées par l'impureté sont moins accentuées, probablement á cause de l'influence musulmane, il existe outre les aliments crus, un aliment dit parfait (pakka) qui est relativement résistant à la pollution, ce qui facilite sa circulation entre les castes. II s'agit surtout de gâteaux frits dans du beurre fondu et de graines grillées. Dans l'Inde méridionale, outre les aliments crus, seuls les produits dérivés du lait sont considérés comme résistants. En théorie, le lait, en tant que produit sacré de la vache, pourrait être consommé par n'importe qui, mais en pratique il ne l'est pas étant donné l'habitude répandue de l'allonger avec de l'eau. La ménagère méfiante exige que le laitier ne lui apporte pas simplement le lait, mais qu'il vienne chez elle accompagné de sa vache qu'il devra traire en sa présence. La vache, n'acceptant de se laisser traire qu'en présence de son veau - et ce dernier ne suivant pas volontiers sa mère -, on peut assister le matin dans les villes indiennes au spectacle du laitier se rendant chez ses clients en tirant sa vache, suivi de son fils qui pousse le veau.
Les musulmans de l'Inde ont une organisation aussi rigide que celle des castes mais ils ne sont pas aussi regardants en ce qui concerne les règles; ils s'intéressent beaucoup plus aux problèmes économiques et politiques, qu'aux risques de contamination.
Les attaques menées contre l'organisation des castes ne datent pas d'aujourd'hui.Les réformateurs ont, de tout temps, fait entendre leur voix pour protester contre les injustices flagrantes de ce système. On ne peut toutefois pas nier que les mouvements religieux ouvertement contraires aux castes, ainsi que ceux dont l'organisation excluait l'esprit de caste, ont fini par succomber à son attrait. Les sikhs, par exemple, ont à l'heure actuelle des castes supérieures et inférieures; les musulmans et les chrétiens eux-mêmes ont conservé l'esprit de caste qui les régissait avant leur conversion. On cite le cas d'un jeune prêtre catholique qui fit abattre, il y a quelques dizaines d'années, dans son église du Kerala, le mur séparant les castes supérieures des castes inférieures - ce qui eut pour résultat la fuite des fidèles. Même chez les musulmans du Bengale, les pêcheurs, qui forment une communauté méprisée, ne peuvent pas entrer dans les mosquées; les cheikhs et les cultivateurs se rangent sur deux travées différentes.
La technologie moderne, en créant de nombreuses professions nouvelles, a porté un coup sérieux au concept de caste dont un des critères était la spécialisation professionnelle. La profession d'ingénieur, par exemple, ne peut être rattachée à aucune caste ; elle ne comporte aucun obstacle rituel et elle est ouverte à tous.
La multiplication des nouvelles professions, souvent bien rétribuées, fait que seule une petite partie des membres de chaque caste exerce encore un métier traditionnel. Le fait d'abandonner le métier de cordonnier pour travailler en usine ne suffit pas toutefois à effacer l'appartenance à la caste d'origine; il ne constitue qu'un premier pas.
Sous l'apparente rigidité du système, les changements sociaux à l'intérieur des castes ont toujours existé, mais ce phénomène est, à l'heure actuelle, certainement plus accentué. C'est là que se révèle une autre particularité inhérente au système des castes. Si les changements dans le système des classes sont individuels, ils sont collectifs dans le système des castes. Un individu isolé peut s'enrichir et acquérir un prestige qui lui permettra d'envisager un mariage hypergamique pour sa fille, avec un membre d'une sous-caste supérieure, mais il restera toujours lié à sa caste d'origine et ne pourra vraiment s'élever au-dessus de son rang sans entraîner, derrière lui, la caste ou la sous-caste à laquelle il appartient. Comme la caste se reconnaît entre autres par son nom, un des moyens les plus courants consiste à ajouter au nom de la caste un titre honorifique dans l'espoir que celui-ci finira par remplacer le nom de la caste. Une autre méthode consiste à s'attribuer une généalogie fictive. Les palles, par exemple, travailleurs agricoles du Tamilnad, prétendent être les descendants de la dynastie royale des Pallava et avoir, de ce fait droit au rang de kshatriya. II existe un troisième stratagème pour élever son rang social ; il s'agit de l'utilisation de la « sanskritisation ». Par ce moyen, une caste inférieure essaie de se faire admettre au nombre des castes d'un rang supérieur en adaptant sa façon de vivre aux idéaux de la caste ambitionnée. Ce choix comporte la renonciation à la consommation d'alcool et de viandes impures et même de toutes les nourritures non végétariennes. Parmi les changements sociaux les plus courants, on peut citer le passage du système de filiation matrilinéaire à celui de filiation patrilinéaire, la substitution du mariage sacré indissoluble au mariage sambandham, et l'interdiction pour la veuve de se remarier. Dans le domaine religieux les divinités locales vénérées par la caste inférieure, sont affublées de noms sanskrits et doivent renoncer à leur penchant pour les sacrifices rituels; la caste inférieure adoptera le rite brahmane du mariage et commencera à endosser le cordon sacré. Même un particulier, membre d'une caste inférieure, peut changer ses habitudes de vie et adopter celles des castes supérieures; il n'est pas rare de voir des enseignants ou des médecins harijans adopter le régime végétarien.
Pour que l'ensemble des membres d'une caste caste inférieure soit admis à aspirer à ce genre de promotion, il est nécessaire que la décision soit prise à l'unanimité par le conseil de la caste (panchayat) et qu'elle soit obligatoire pour tous les membres. Toutes ces méthodes indiquent que la finalité n'est pas l'abolition du système des castes mais uniquement la disparition des classes inférieures. Là où les castes,désireuses de modifier leur état, sont majoritaires et économiquement les plus puissantes, elles passent à l'attaque au lieu d'avoir recours aux pratiques rituelles.
Le mouvement antibrahmane, entre autres, agit en ce sens; il est dirigé non contre le système mais contre ceux qui se trouvent placés en haut de l'échelle sociale. Ce mouvement, qui existe également dans le nord de l'Inde, est beaucoup plus développé dans le Sud (dravidien) où l'aspiration des castes inférieures à prendre leur revanche se mêle à des passions régionalistes et antihindoues. Les brahmanes, défenseurs traditionnels de la culture sanskrite, sont considérés comme une sorte cinquième colonne aryenne, opérant dans le sud du pays : il en résulte contre eux une discrimination qui n'est pas moins sévère que celle qui était précédemment exercée contre les castes inférieures.
La fusion de plusieurs castes similaires peut permettre également de devenir plus puissant et d'obtenir l'attribution de certains privilèges. Le premier parti politique fondé sur les castes fut la Fédération des Scheduled Castes, créée par le leader harijan Ambedkar. Les gouvernements qui se succèdent, et qui sont théoriquement engagé dans la lutte contre l'esprit de caste, soutiennent indirectement cette fédération. Le gouvernement, qui se préoccupe du relèvement des couches les plus pauvres de la population, a adopté une méthode destinée à les protéger et consistant en l'établissement d'une liste de castes et de tribus confédérées auxquelles il a accordé des privilèges et a garanti des mesures d'assistance spéciale. On peut facilement imaginer qu'une concurrence très âpre s'exerce au sein des castes pour l'inscription sur ces listes; cette concurrence n'est certainement pas faite pour faire oublier l'existence du système des castes. Un autre article de la Constitution joue en faveur des castes; toute minorité religieuse et toute communauté ayant une culture particulière a droit à la protection de l'État; il est donc facile pour les castes d'exploiter ce privilège. II s'ensuit que les castes tendent à conserver une large autonomie dans l'organisation de leur administration interne, y compris le droit d'excommunier leurs membres.
Ce que nous venons de dire démontre qu'il existe un affaiblissement du système des castes et une tendance à passer du système de caste à celui de classe. Dans le passé, les amis d'un hindou se recrutaient surtout parmi les membres de sa famille ou de sa sous-caste; à l'heure actuelle, un citadin cultivé cherche à choisir ses amis parmi les personnes du même niveau social et intellectuel que lui, même si elles n'appartiennent pas à la même caste.