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Du Fu

© Chine Informations - La Rédaction

Du Fu杜甫, Dù Fu (712 - 770), ou 杜少陵 Dù Shàolíng, ou encore 杜工部 Dù Gōngbù, est est avec Li Bai le plus célèbre poète des Tang. Marqué par la pensée confucianiste, n'ayant pas réussi à faire une carrière stable de fonctionnaire et contemporain de la révolte d'An Lushan, sa poésie montre sa sensibilité aux malheurs de son époque.

Voici comment le Marquis Hervey Saint-Denys, dans sa traduction de poésies de la Dynastie Tang, le présentait :

Du Fu, également connu sous le surnom de Tseu-meï, qui, s'il pouvait se traduire, signifierait à peu près fleur d'élégance, était né dans un village des environs de Siang-yang, ville du troisième ordre de la province de Hou-kouang, la seconde des années kaï-youan du règne de l'empereur Ming Huangdi, c'est-à-dire l'an 714 ou 715 de notre ère. Il avait une complexion robuste, bien que frêle en apparence, une taille élevée, des traits fins et délicats ; ses manières étaient élégantes, autant que son extérieur était distingué.

« Du Fu, dit M. Abel Rémusat, dans ses Etudes biographiques [Abel Rémusat, Nouveaux Mélanges asiatiques, t. II.], annonça d'heureuses dispositions dès sa jeunesse, et toutefois il n'obtint pas de succès dans ces concours littéraires qui ouvrent, à la Chine, la route des emplois et de la fortune. Son esprit, récalcitrant et tant soit peu inconstant, ne put se plier à cette règle inflexible que les institutions imposent à tous les lettrés sans exception. Il renonça donc aux grades et aux avantages qu'il eût pu en espérer pour son avancement, et son goût l'entraînant vers la poésie, il devint poète. »

Ce que dit M. Abel Rémusat du caractère capricieux et indépendant de Du Fu me paraît tout à fait justifié par ce que nous savons de sa vie ; mais le célèbre orientaliste s'écarte un peu de la vérité historique quand il répète avec le Père Amiot que le poète chinois n'obtint aucun succès dans les concours littéraires. Il induirait en erreur le lecteur, s'il le préparait à voir en Du Fu ce qu'on appellerait chez nous un poète de la nature, ayant abandonné l'étude pour n'écouter que ses seules inspirations.

Ce fut en effet à la suite d'un échec subi dans ses examens que Du Fu se rendit à Tchang-ngan, où était la Cour, et où ses immenses succès comme poète lui firent oublier ceux qu'il avait brigués d'abord comme lettré ; mais cet examen dans lequel il avait échoué était celui des aspirants au grade de tsin-sse, titre que l'on assimile chez nous à celui de docteur, ce qui indique qu'il avait déjà pris les grades de bachelier (sieou-tsaï) et de licencié (kiu-jîn) [Ouèn siao thang hoa tchouàn (Galerie des hommes illustres) : Biographie de Thou-fou. Bibliothèque de M. Pauthier.]. Or, il est fort peu de Chinois, même des plus habiles, qui réussissent à obtenir le doctorat dès la première épreuve. Nombre d'entre eux n'y arrivent guère avant d'avoir des cheveux gris, et Thou-fou, lorsqu'il vint à Tchang-ngan, n'avait pas encore vingt-huit ans.

Si j'ai pu exposer avec quelque clarté, au commencement de ce volume, les idées des Chinois en matière poétique, et les principes mêmes qui régissent chez eux la versification, on jugera peut-être que ce détail, mentionné par Rémusat, n'est point sans quelque importance à rectifier ; c'est un trait caractéristique de la littérature chinoise que l'érudition n'y est pas moins indispensable au poète qu'à l'historien. Nul, s'il est illettré, ne saurait écrire avec distinction.

Quant aux fonctions élevées auxquelles de simples érudits ne pouvaient prétendre qu'en obtenant d'abord de hauts grades littéraires, elles étaient toutes accessibles à un homme de la réputation de Du Fu, et nous le verrons, sous le règne de Sou-tsoung, investi de l'une des plus hautes dignités de l'Empire. Il jouissait déjà d'une véritable célébrité, lorsque l'attention de l'empereur Hiouan-tsoung [Le même que Ming-hoang-ti. On le désigne indifféremment sous ces deux noms.] fut attirée sur trois petits poèmes descriptifs dus à son pinceau, et qui faisaient alors grand bruit. Hiouan-tsoung complimenta lui-même le poète, et lui conféra sur-le-champ un titre honorifique qui le faisait marcher de pair avec de très grands seigneurs. Bientôt après Thou-fou se vit promu à des fonctions d'un rang plus élevé encore ; elles lui donnaient la facilité de voir chaque jour le souverain et de s'entretenir familièrement avec lui. Ces fonctions, qui consistaient principalement à dresser la liste des personnes admises aux audiences impériales et à régler entre elles l'ordre des préséances, mirent le poète en rapport journalier avec toutes les illustrations de l'Empire. Telle fut la faveur dont il jouit que l'empereur lui offrit le gouvernement d'une province ; tel était le charme de Tchang-ngan que Thou-fou le refusa.

Ami de Li Bai, dont il avait la philosophie sans en avoir l'intempérance ; ami surtout de Tsin-tsan, poète moins célèbre, mais plus délicat ; fêté, recherché de tous, partageant ses heures entre l'étude et le plaisir, chantant les lacs et les montagnes, célébrant la jeunesse et le printemps, il atteignit insensiblement sa quarantième année, laissant, comme il le disait, partir les jours sans les compter.

Cependant ce fut toujours un séjour coûteux que celui de la capitale d'un grand empire, et les appointements du poète étaient, paraît-il, insuffisants pour ses besoins. Il adressa donc à l'empereur une requête en vers, dont il ne faudrait point prendre tous les termes au pied de la lettre, mais dont il n'est pas sans intérêt de connaître la rédaction :

« La littérature, disait-il, est le patrimoine de ceux de ma race ; je suis littérateur à la onzième génération. Depuis la septième année de mon âge, jusqu'à la quarantième où je suis entré, je n'ai fait autre chose qu'étudier, lire et composer. J'ai acquis quelque réputation, mais point de bien ; je suis dans la plus grande détresse. Quelques herbes salées avec un peu de riz sont toute ma nourriture ; tous mes vêtements consistent dans l'habit que j'ai sur le corps. Si Votre Majesté ne se hâte d'y mettre ordre, elle doit s'attendre au premier jour à entendre raconter que Thou-fou est mort de froid et de faim. Il ne tient qu'à elle de s'épargner ce triste récit, en me secourant si elle me croit utile à son service ; en me renvoyant, si je ne lui suis bon à rien [Mémoires concernant les Chinois, t. V, pp. 386-387]. »

Il serait difficile de ne point voir une hyperbole poétique dans ce dénuement si absolu, de la part d'un homme qui avait refusé de troquer contre le gouvernement d'une province les conditions d'existence qui lui étaient faites à la Cour. Toujours est-il que la requête fut très favorablement accueillie. Elle valut à Thou-fou une pension dont la première année lui fut délivrée d'avance ; mais de tels événements survinrent cette année même, que ce fut malheureusement pour lui la seule qu'il eût à toucher.

Un général tartare s'était révolté, avait battu les Impériaux et se posait lui-même comme prétendant à l'Empire. Hiouan-tsoung se retira dans une province inaccessible, et, fugitif de son côté, Thou-fou gagna les montagnes du Chen-si, tandis que les farouches Tartares faisaient brouter leurs chevaux dans ces beaux jardins de Tchang-ngan, dont il avait chanté tant de fois les allées coquettes et les parterres fleuris.

C'est à partir de cette phase de sa vie que j'ai fait surtout des emprunts aux œuvres de Thou-fou. Le Vieillard de Chao-ling, le Recruteur, Une Belle Jeune Femme, le Fugitif, offrent des tableaux de la société d'alors et des malheurs de l'Empire, qui m'ont paru présenter de l'intérêt, en dehors même de leur plus ou moins de mérite littéraire.

La rébellion ayant été vaincue, Sou-tsoung ayant succédé à son père qui avait abdiqué, Thou-fou revint à Tchang-ngan, où le nouveau souverain lui confia la charge la plus élevée qu'un sujet pût ambitionner. Il le fit censeur impérial [Voir n. 7 à la suite de la pièce de Thou-fou intitulée Chant d'automne, p. 242]. La Chine est peut-être le seul pays du monde où de semblables fonctions aient jamais existé ; fonctions d'autant plus dangereuses qu'elles sont prises au sérieux par ceux qui les remplissent. Toujours confiées aux lettrés les plus illustres, elles furent pour plusieurs d'entre eux l'occasion de sacrifier leur vie avec héroïsme ; elles attirèrent à Thou-fou un exil dans lequel il devait mourir.

Le poète s'était acquitté maintes fois des devoirs de sa charge en homme au-dessus de toute crainte, sans que l'empereur le trouvât mauvais. L'un des ministres d'État, San-kouan, ayant été cassé et disgracié, il prit hautement sa défense en termes énergiques, mais, il faut le reconnaître, assez peu mesurés. « Il est contre la bonne politique, dit-il à l'empereur, de disgracier un ministre pour de petites fautes. Si ceux qui vous servent sont toujours dans la crainte, vous ne serez environné que de flatteurs qui vous applaudiront jusque dans vos excès les plus criants. La faute dont San-kouan s'est rendu coupable envers vous n'étant pas de celles qui intéressent l'État, ne méritait de votre part qu'une réprimande. Vous l'avez cassé sans prendre conseil de personne ; de quel nom voulez-vous qu'on appelle cette façon d'agir ? Si on lui donne celui qui convient, on dira que c'est le caprice ou quelque passion indigne du maître de l'Empire [Mémoires concernant les Chinois, t. V p. 390]. » L'empereur s'offensa du ton de cette remontrance ; il nomma le censeur gouverneur d'une ville du Chen-si, ce qui équivalait naturellement à un ordre de quitter la Cour.

Thou-fou se rendit à son poste ; mais au jour fixé pour prendre publiquement possession de sa charge, quand tous les fonctionnaires furent assemblés, il se dépouilla des insignes qui le faisaient reconnaître pour ce qu'il était, les plaça sur une table, leur fit, en présence de tout le monde, une profonde révérence et s'éclipsa. Cette façon de s'excuser d'un emploi pour lequel on ne se sentait point propre avait été jadis en usage et, soit fierté dans sa disgrâce, soit qu'il eût soif de liberté, Thou-fou avait jugé à propos de s'en prévaloir.

Il s'enfuit vers le Sichuan, parcourant les vallées et les montagnes, menant une vie vagabonde et bientôt misérable, durant laquelle il vécut souvent de fruits sauvages, qu'il préparait lui-même au foyer des bûcherons et des paysans. Comme l'hiver approchait et qu'il prévoyait le moment où des ressources plus sérieuses lui deviendraient nécessaires, il imagina de se rendre à la ville de Tching-tou, afin de vendre à quelques lettrés opulents des pièces de vers inédites. Il eut bientôt trouvé ce qu'il cherchait ; mais, dit le père Amiot, il trouva aussi ce qu'il ne cherchait pas. Il fut reconnu par le principal mandarin du district, lequel écrivit à la Cour, demandant s'il devait l'arrêter. Pour toute réponse, il reçut fin brevet qui nommait Thou-fou commissaire général des greniers du district, avec ordre de lui dire que l'empereur le placerait ailleurs quand il serait ennuyé du séjour de Tching-tou. Le mandarin fit ce qu'on lui ordonnait ; il profita du premier jour où le poète se montra dans la ville pour lui remettre son brevet, mais celui-ci ne voulait plus d'emploi qui gênât sa liberté le moins du monde. « Vous vous trompez, dit-il au mandarin ; ce n'est pas à moi que ce brevet s'adresse ; je ne suis pas votre homme ; faites vos effort pour le trouver. » Le mandarin eut beau dire, il ne put en tirer d'autre discours.

Se voyant reconnu à Tching-tou, le poète abandonna les environs de cette ville et s'enfonça plus avant dans le Sse-tchouen, où cette fois il fut découvert par le gouverneur militaire de la province, appelé Hien-vou, homme libéral et ami des lettres, qui lui offrit d'abord une hospitalité somptueuse, et qui écrivit à son tour à Tchang-ngan, sollicitant pour son hôte la nomination de conseiller du ministère des ouvrages publics. De grands travaux de restauration allaient s'exécuter dans tous les monuments de la province, et il ne connaissait, écrivait-il, nul homme plus capable que Thou-fou d'y présider. La nomination ne se fit point attendre. Dès lors, investi de fonctions qui ne contrariaient en rien ses goûts, lié d'une amitié vive avec son protecteur, le poète chinois reprit cette vie de plaisir qu'il avait su sacrifier à son franc-parler, mais qui n'en était pas moins le fond de son ambition.

Cet état de choses dura six années, au bout desquelles le gouverneur étant mort et de grands troubles ayant éclaté de nouveau dans la province, le poète reprit sa vie errante, n'ayant plus, toutefois, à redouter la misère, car un testament de Hien-vou l'en avait mis à l'abri.

Il se fixa durant quelque temps près de Koueï-tcheou, à l'extrême frontière du Sse-tchouen, où il écrivit la pièce intitulée Chant d'automne, par laquelle j'ai terminé l'extrait que je donne de ses poésies. Il avait quitté Tchang-ngan à quarante-six ans ; il en avait alors cinquante-cinq. Si son exil était moins dur que ne fut celui d'Ovide, Thou-fou n'en tournait pas moins constamment ses regards vers Tchang-ngan, comme l'illustre exilé de Tomes avait tourné les siens vers la capitale du monde romain. Le même souci les dévora ; mais il est remarquable qu'on ne rencontre dans les derniers vers de Thou-fou, ni l'expression d'un regret pour l'action qui avait amené sa disgrâce, ni la moindre adulation servile, en vue d'effacer le passé.

Cur aliquid vidi ? cur conscia lumina feci ? s'écrie avec amertume le poète latin. « J'ai su remplir les devoirs de ma charge, dit Thou-fou ; je devais être récompensé. »

La neuvième des années ta-li, c'est-à-dire vers l'an 774 de notre ère, Thou-fou qui se trouvait alors à Loung-yang ; dans le Hou-kouang, voulut aller visiter les ruines d'un antique édifice, dont on attribuait la construction à l'un des plus anciens souverains de la Chine. S'étant hasardé seul dans une barque, sur un fleuve débordé, malgré toutes les représentations qui lui avaient été faites, il fut enveloppé par les grandes eaux et forcé de se réfugier dans un temple abandonné, au versant d'une montagne où, pendant dix jours entiers, il dut vivre uniquement des racines crues que lui fournissait le rocher. Le mandarin du lieu, ne le voyant point revenir, avait fait construire un radeau et s'était mis à sa recherche, aidé par de hardis bateliers ; il finit par le découvrir à demi mort de froid et de faim.

La joie qu'il eut d'avoir sauvé la vie à cet homme célèbre lui inspira la fatale idée de donner un grand festin à cette occasion. Thou-fou vint s'asseoir au milieu des conviés. L'abondance des mets et surtout le bon vin lui firent oublier que sa tête et son estomac étaient affaiblis par un long jeûne. Il mangea beaucoup, but davantage, et le lendemain on le trouva mort dans son lit. Il était âgé de cinquante neuf ans [Ouèn siao thang hoa tchouàn (Galerie des hommes illustres) : Biographie de Thou-fou. Bibliothèque de M. Pauthier].

Thou-fou est le seul poète que ses compatriotes mettent en parallèle avec Li-taï-pé. Si la majorité des lettrés ne lui accordent que la seconde place, il a cependant de nombreux partisans qui n'acceptent point ce jugement, et dont l'avis, je crois, sera partagé par le lecteur européen. C'est un sentiment auquel j'aurais cédé moi-même pour l'arrangement de ce recueil, si je n'avais cru devoir, en pareille matière, respecter l'ordre suivi par les éditeurs chinois. Comme celles de son rival, les poésies de Thou-fou ne furent réunies et publiées en corps d'ouvrage que longtemps après sa mort. Les éditions qu'on en a faites sont innombrables et offrent parfois des variantes dont on ne peut s'étonner. Celle qui fut imprimée vers le milieu du XIe siècle, et qui est estimée, renferme quatorze cent cinq pièces, sans y comprendre les poésies que Thou-fou avaient composées durant ses courses dans le Sse-tchouen, lesquelles forment un volume supplémentaire.

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