Rassurez-vous, Tcoutchou, je n'ai pas pris votre message comme un
« affront » à la philosophie même si j'y ai perçu, en effet, l'horripilation de tant d'élèves des classes de science contre cette discipline qui tente de conjuguer, comme disait Pascal,
« esprit de finesse » et
« esprit de géométrie ».
Vous posez une question fondamentale !
Qui détient le sens de l'oeuvre ? Vous croyez pouvoir répondre que l'auteur est seul juge du sens de ce qu'il a écrit, qu'il est, en quelque sorte, le mieux placé et même le seul bien placé pour le dire. Mais c'est oublier que toute oeuvre, littéraire, picturale ou cinématographique, échappe à son auteur. Elle lui échappe non seulement parce que l'inconscient se joue des raisons de la conscience mais encore parce que toute oeuvre est destinée à un public, spectateurs ou lecteurs. Et le destinataire ne compte pas pour rien dans le sens de l'oeuvre : la réception est partie intégrante du sens. Ceci est vrai dans le dialogue ordinaire ; cela est plus vrai encore dans le cas d'une oeuvre d'art. Dès qu'un poème est dit par quelqu'un d'autre que par son auteur, il n'a plus le même sens ! Et pourtant ! Si, par hasard, vous avez déjà entendu Apollinaire ou Aragon dire leurs propres textes, vous aurez été frappé, comme moi sans doute, par la distance qui sépare ces lectures maladroites des interprétations que nous en proposent de grands comédiens.
JJ Annaud a interprété dans le langage du cinéma le texte littéraire de Marguerite Duras. Il n'a pas pu, et pour cause, deviner toutes ses attentes telles qu'elles les a exprimées a posteriori dans
L'Amant de la Chine du Nord (si je cite ce texte c'est parce que c'est là que Duras a expliqué pourquoi elle ne s'était pas tout à fait reconnue dans l'oeuvre d'Annaud). Il a bien évidemment mis beaucoup de lui-même dans sa lecture de l'oeuvre faute de quoi son oeuvre ne serait pas une oeuvre d'art. Je mets sans doute aussi beaucoup de moi-même dans mon interprétation mais je ne crois pas qu'elle soit pour autant tout à fait arbitraire.
Je crois qu'il a voulu créer une homologie structurale entre la forme et le fond => le recours à des modèles iconographiques conscients faisant la synthèse de l'Orient et de l'Occident – singulièrement la peinture impressionniste -, pour traduire les amours improbables d'une jeune française et d'un Chinois.
Puisque vous revenez sur la question des idéogrammes, j'ai cherché les images qui pour moi font sens de ce point de vue (les scènes explicitement érotiques sont plutôt inspirées des
« images de printemps »). C'est, d'une part, le calicot d'une échoppe, à l'entrée de la garçonnière :
D'autre part les deux corps nus filmés en surplomb, immobiles après l'amour :
J'ajoute que l'affiche du film inscrit incontestablement le sens du film dans cette dimension calligraphique puisque les deux idéogrammes signifiant
"l'amant" 情人 [qing ren] sont inscrits de part et d'autre du titre écrit alpabétiquement :
Mais, au-delà de l'esthétique, il y a bien, à mon avis, une réflexion sur la différence de deux systèmes d'écriture dont témoignent les images montrant la plume fébrile de Marguerite Duras courant sur le papier.
Pour ce qui est de musique de piano, qui, à mon sens, réconcilie l'horizontalité de l'écriture occidentale et de la verticalité de l'écriture orientale, je comprends que vous soyez dubitatif. Mais, puisque vous vous intéressez aux questions du temps (et il est regrettable que les cloisonnements disciplinaires vous aient empêché de dégager le sens philosophique de vos recherches en TPE), je vais essayer d'approfondir un peu ce que j'ai écrit dans mon premier message.
Je crois que, pour la romancière du souvenir vivant qu'était Marguerite Duras, cette valse ne peut pas ne pas évoquer
« la sonate de Vinteuil » qui, dans
La Recherche du temps perdu, est comme
« l'hymne national de l'amour de Swann et d'Odette ». C'est pourquoi j'y vois un emblème de cet amour retrouvé au moment même où il est perdu et une symbolique du temps : la mélodie se déploie dans l'ordre des successions, comme l'écriture alphabétique ; l'harmonie se donne dans l'ordre de la simultanéité, comme les idéogrammes. Je crois que cette synthèse n'est dénuée de sens ni pour le spectateur ni pour le personnage :
« elle n'avait pas été sûre tout à coup de ne pas l'avoir aimé d'un amour qu'elle n'avait pas vu parce qu'il s'était perdu dans l'histoire comme l'eau dans le sable et qu'elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers de la mer ». Vous remarquerez que les deux temporalités
(« l'histoire » qui s'écoule,
« l'instant » qui rassemble) sont explicitement nommées dans ce passage. Je pense aussi que cette synthèse, qui est au fondement du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, l'un des courants de pensée les plus importants de la deuxième moitié du XX° siècle, ne peut pas non plus être dépourvue de sens pour JJ Annaud et pour Duras.
Je voudrais enfin dissiper un malentendu sur la voile noire : c'est à
Tristan et Iseut que je faisais allusion, pas aux navires de pirate !
L'Amant s'inscrit dans la longue tradition du mythe des amours impossibles ; de même que la voiture rutilante est comme le carrosse de nos contes d'enfant, je crois que la fumée noire du bac est un sombre présage qui endeuille d'emblée cet amour naissant.
Je ne suis pas du tout raisonnable, j'ai délaissé mes copies, il faut vraiment que je m'y remette, en espérant sinon vous avoir convaincu, encore une fois, du moins avoir dissipé quelques malentendus.