Je vous suis très reconnaissante, Lilele, d'avoir proposé cette discussion. Comme vous, j'ai adoré Vivre !, de Zhang Yimou, qui est décidément pour moi un cinéaste exceptionnel.
Puis-je vous demander, à vous qui êtes d'origine chinoise, de m'éclairer sur quelques-unes des questions que je me pose sur ce film magnifique.
Pendant longtemps, je me suis demandé quel sens avait le nom du héros, Fù Guì ; je n'avais pas les moyens, alors, de faire quelque recherche que ce soit sur Internet et de déchiffrer les idéogrammes et je n'étais même pas sûre de bien identifier les tons. J'y parviens maintenant un tout petit peu mieux et je viens de découvrir que Fù Guì 富贵signifie "richesse et noblesse", ce qui résonne évidemment très ironiquement avec son existence de déclassé, de joueur invétéré ruinant sa famille et la condamnant à la plus triste des existences. C'est littéralement parler par antiphrase !
Mais sachant que les Chinois adorent jouer sur les homophones (comme en témoignent les dialogues comiques appelés "xiàngshēng" 相声, sorte de jeux de calembours à la chinoise), je me demande si ces jeux de mots virtuels n'ajoutent pas un sens symbolique au film.
Une scène, en particulier, m'a frappée : c'est la scène dans laquelle Jiazhen, la femme de Fu Gui, apporte des raviolis en offrande à son fils décédé car "fù" signifie aussi "père" et "guì" signifie aussi "s'agenouiller". Or il se trouve que Fù Guì doit littéralement venir s'agenouiller sur la tombe de son fils car c'est lui qui, par malheur, est responsable de cette mort : en renvoyant sans ménagement son enfant à l'école - transformée en centre de production de mauvais acier lors du "grand bond en avant"-, il l'a condamné à cette mort accidentelle. Or le mot "raviolis", en chinois, s'écrit avec la clef des aliments à laquelle on ajoute le signe du père sous un toit et celui de fils : 饺子 ! être un bon père, n'est-ce pas donner à sa famille la sécurité d'un toit et d'une nourriture abondante ? Fù Guì, en père dispendieux, a fait tout le contraire et c'est dans son fils qu'il est en quelque sorte puni.
J'ai aussi été frappée par une autre image, celle du père que Fù Guì justement qui brandit sa canne contre son gredin de fils. Là encore je me demande s'il faut y voir une allusion intentionnelle au signe fù, 父 "le père", qui s'écrit avec deux cannes croisées brandies, symbole frappant, pour ainsi dire, de l'autorité ancienne du père de famille.
Je pense que pour les cinéastes de la génération de Zhang Yimou, privés de culturelle littéraire et de la fréquentation des textes par la Révolution culturelle (lui-même a été déporté à la campagne pendant trois ans puis a dû travailler dans une usine textile pendant sept ans au lieu de poursuivre ses études), la "lettre" est devenue, comme dans la tradition savante, objet de vénération. La formidable "danse" des idéogrammes, lors de la cérémonie d'ouverture des JO, mise en scène par ce même Zhang Yimou, me semble aller dans ce sens. C'est pourquoi je pense que l'écriture idéographique donne une clef d'interprétation esthétique et sémantique supplémentaire au film Vivre !
Je crois que cette référence au père fouettard de la Chine ancienne est très significative. Car les pères, par l'autorité excessive dont ils ont longtemps fait preuve envers leurs fils, les ont précipités dans les bras d'une révolution qui, au lieu de secouer la tutelle ancestrale, allait détruire une culture dans laquelle ils voyaient exclusivement le symbole de l'oppression, l'une des "quatre vieilleries", comme on disait alors.
Parmi les "vieilleries" auxquelles s'attaquait la Révolution culturelle figurent en bonne place, évidemment, les arts traditionnels, qu'il s'agisse de l'opéra, comme l'a montré Chen Kaige dans son admirable Adieu ma concubine ou, comme le montre ici Zhang Yimou, les ombres chinoises.
Or il est évident que les ombres chinoises, qui seront finalement le seul gagne-pain de Fù Guì, sont aussi une métaphore du cinéma de Zhang Yimou lui-même, d'autant plus que le mot "cinéma", en chinois, n'est autre que 电影 "diàn yǐng", "ombres électriques". Une scène du film montre justement Fù Guì distrayant ses camarades soldats, au front, avec ses ombres projetées sur un drap que transperce tout à coup dune baïonnette, belle métaphore, là encore, de la liberté artistique et de la liberté tout court bafouées par les autorités maoïstes et post-maoïstes.
Le mutisme de la petite Fengxia, la fille de Fù Guì, me semble enfin une métaphore de la Chine bâillonnée après le printemps de Pékin (Vivre ! date de 1994). Le titre du film prend alors tout son sens car 活着, Vivre !, c'est aussi "être debout", le contraire justement d'être à genoux "guì" 跪.
Voilà, peut-être est-ce une interprétation totalement inepte, je ne sais pas ; merci, si vous le pouvez, de prendre le temps de me dire ce que vous en pensez, vous-même Lilele, ou bien tous ceux qui ont la chance de bien connaître la langue et la culture chinoises.
Dernière édition : 03/07/2009 16h48