Je ne veux pas vous convaincre à tout prix, Tchoutchou. Je propose une lecture du film, en pensant qu'elle peut aider à sa compréhension et à la perception même de ses images. Car le regard n'est jamais indépendant du savoir : il faut parfois savoir pour voir et je rappelle que j'ai d'abord écrit ce commentaire pour mes élèves de terminale qui n'ont pas nécessairement toutes les références littéraires et iconographiques pour comprendre ce qu'ils ont sous les yeux.
Vous dites que si l'histoire s'était «
déroulée plus tard, on aurait eu un bac équipé d'un moteur à explosion qui n'aurait rien fumé du tout », sans doute ! mais cela n'aurait pas empêché le réalisateur, si tel était son propos, d'inscrire ce navire moderne dans toute la tradition littéraire des embarcations maléfiques, hissant leur voile noire dans les romans du Moyen Age ou bien crachant leur fumée noire au temps des machines à vapeur !
Je pense d'ailleurs que vous serez vous-même sensible au fait que JJ Annaud, à l'instar des impressionnistes, amateurs d'estampes japonaises, ait fait de la fumée des machines à vapeur un motif iconographique à part entière. Si certains aspects de mon commentaire relèvent de l'interprétation, je vous garantis par contre que je ne rapproche pas
La Gare Saint-Lazare de Manet de l'estampe japonaise seulement parce qu'il y a, dans les deux cas, une grille ! Mon rapprochement n'a rien d'arbitraire, c'est un fait. J'affirme que Manet a, en l'occurrence, consciemment pris l'art des l'estampe comme modèle (au grand scandale de la bourgeoisie de son temps d'ailleurs) et que JJ Annaud a pensé à ce tableau pour mettre en page le départ du paquebot ramenant le frère aîné en Europe.
En ce qui concerne les
« scènes d'amour », auxquelles vous voulez réduire le film, ce qui importe, là encore, c'est la manière dont elles sont filmées et les modèles dont elles s'inspirent. Je crois que JJ Annaud a su styliser ces scènes érotiques pour en faire des calligraphies et qu'il s'est aussi beaucoup inspiré des
« images de printemps » japonaises, des (
shunga) à travers lesquels l'Europe a découvert la sensualité orientale. Ces estampes japonaises sont en effet une réinterprétation des
« images du palais du printemps » chinoises (très belle exposition il y a quelques années à Cernuschi, je vous renvoie au
catalogue) mais les peintres qui les ont introduites en France ne le savaient pas.
La polémique Duras-Annaud, enfin, ne me semble pas de nature à disqualifier le film de JJ Annaud. Marguerite Duras a vendu les droits d'adaptation à Annaud, elle apparaît elle-même dans le film mais elle s'est ensuite sentie dépossédée de son oeuvre (dans la mesure même où elle était également cinéaste). Je l'ai dit ailleurs, Duras n'a jamais cessé de réécrire la même histoire. Elle en donne au moins trois versions différentes, dans
Un Barrage contre le Pacifique, dans
L'Amant, dans
L'Amant de la Chine du Nord, et bien malin celui qui dirait ce qui est autobiographique et ce qui est fantasmé dans ces oeuvres. Qu'elle ait réécrit le livre pour corriger le film de JJ Annaud n'empêche pas que le film soit fidèle au roman (autant que peut l'être un film à la littérature, puisque par définition l'image trahit la lettre pour la faire voir.)
On voit, en lisant
L'Amant de la Chine du Nord, ce que Duras reproche à
L'Amant :
1 – la voix de Jeanne Moreau : elle aurait voulu, dit-elle en 91, que la voix soit très jeune mais l'âge de la narratrice n'est pas indiqué dans
L'Amant, on ne peut donc pas considérer cela comme une trahison. La voix d'une toute jeune fille aurait d'ailleurs fait un contraste très peu crédible avec le corps de la romancière qu'on voit assise à sa table de travail dans le film !
2 – elle semble avoir trouvé que l'actrice jouant l'enfant était trop belle :
« dans le cas d'un film tiré de ce livre-ci (elle parle de
L'Amant de la Chine du Nord), il ne faudrait pas que l'enfant soit d'une beauté seulement belle. Cela serait peut-être dangereux pour le film. » Elle souhaite que l'actrice soit dotée
« d'une curiosité sauvage, d'un manque d'éducation, d'un manque de timidité. » A vous de juger si Jane March remplit ou non ces conditions ; personnellement, je trouve que les images insistent bien sur son manque total de respect des convenances, qu'elles soient vestimentaires, gestuelles (maintien, démarche), corporelles (coiffure et maquillage à la diable).
3 – elle dit avoir trouvé Tony Leung
« un peu différent de celui du livre : « il est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d'audace. Il a plus de beauté, de santé. Il est plus « pour le cinéma » que celui du livre. Et aussi il a moins de timidité que lui face à l'enfant. » Je ne pense pas que cela soit un péché capital contre le livre.
4 – dans
L'Amant de la Chine du Nord, c'est la jeune fille qui prendra la main du Chinois, dans
L'Amant, c'est lui qui prend celle de l'enfant. Bon, admettons que JJ Annaud ait trahit le roman sur ce détail.
5 – pour le reste, j'observe que la lecture, par JJ Annaud, de la relation trouble de l'enfant avec le petit frère, Paulo, est justifiée par la réécriture du roman, où l'inceste est consommé.
Bref, je ne crois pas être
« présomptueuse » en disant que le cinéaste a rendu hommage au livre de Duras même si celle-ci a eu quelques réticences à lui abandonner son oeuvre.
Pour ce qui est de votre remarque, je dis qu'elle est
« naïve » parce qu'elle revient à reprocher à la philosophie de n'être pas une science ; mais, fort heureusement, il y a, à côté de la vérité scientifique, place pour l'univers du sens. C'est celui-ci que j'essaie, à ma manière, d'éclairer.