Le musicien et le marchand

Jadis, il y avait en Chine, un musicien qui jouait d'une façon divine de toutes sortes d'instruments. C'était une joie de l'entendre. Et, devant sa maison. Il y avait chaque jour, aux heu-res où il étudiait les morceaux de ses concerts, une véritable foule en extase. Quel talent! disait-on. Et que voilà un homme heureux! Seulement le talent ne se monnaye guère et les hommes heureux doivent manger tout comme les autres. Or, il y avait bien des jours où le musicien aurait préféré être boulanger, il eût été sûr au moins de son pain quotidien. La petite maison qu'il occupait était située non loin de celle d'un riche et avare fermier et celui-ci entrait souvent en passant chez le pauvre musicien.

" -Bonjour, voisin, lui disait-il, j'ai un peu de temps à moi, aussi suis-je venu vous demander de me jouer cet air si joli, tra-la-la-la, la, la, la-la! Ah! je l'écouterais toute la journée, tant je l'aime! Faites-moi ce plaisir de me le faire entendre encore. "

Et le musicien s'exécutait, en pensant avec quelque amertume que s'il était allé demander une douzaine d'oeufs au fermier, celui-ci l'aurait reçu sans empressement.

"-Mon ami, lui dit sa femme, un jour que le garde-manger était particulièrement vide, je ne vous comprends pas chacun vous répète toute la journée que vous avez une fortune dans les doigts, et nous sommes toujours aussi pauvres. Si j'étais à votre place, quand on vous demande de jouer un morceau de musique. je le ferais contre argent comptant ou denrée qui le remplace. Notre voisin, ce gros fermier qui est toujours à s'installer chez nous pour des heures, et à vous déranger au milieu de votre temps d'études, perdrait peut-être cette mauvaise habitude si, en revanche, vous exigiez un paiement quelconque.

-Vous avez raison, ma femme, fit le musicien, et bien qu'il me répugne d'échanger mon art contre de l'argent ou quelque chose qui lui ressemble, je reconnais que je dois agir ainsi. Mais, je vous en prie, rappelez-moi souvent votre conseil afin que je ne l'oublie pas.

-Soyez tranquille, dit la femme, je ne l'oublierai pas, moi."

Et ainsi fut fait. Les voisins qui vinrent désormais demander au musicien de leur jouer ce "petit air" -ci ou ce "petit air" - là durent en échange lui apporter un échantillon de leur commerce ou de leur industrie. Le musicien ne s'enrichit pas beaucoup plus car les visites se raréfièrent, mais au moins y gagna-t-il de n'être plus dérangé inutilement. Le riche fermier, dont les fréquentes venues avaient fait adopter à l'artiste cette mesure pratique, fut un des premiers à se rebiffer d'avoir à payer son plaisir.

" -Je ne vous aurais jamais cru si âpre au gain, fit-il en agitant la lourde chaîne d'or qui pendait à son col, et je suis étonné que vous me demandiez de payer ce qui, pour vous, est un véritable amusement. Pour un homme du métier, rien de plus facile que de promener ses doigts sur des touches ou sur des cordes. Ce n'est pas du travail, cela, et le faire payer, ah! fi! fi! je pensais que les artistes étaient des gens complètement désintéressés.

- Hélas, mon voisin, répondit le musicien, je préfèrerais de beaucoup vous faire cadeau de mon temps, car vous avez raison, rien de matériel ne peut être échangé contre la splendeur des rythmes. Mais ma femme assure que les notes n'emplissent pas notre garde-manger et que les applaudissements et les compliments n'engraissent en aucune façon. Ne m'en veuillez donc pas trop de mon "âpreté au gain ".

-Bon, bon! fit le fermier avec brusquerie, puisque c'est ainsi, gardez votre musique, voisin, je passerai mon temps autrement. "

Plusieurs jours s'écoulèrent sans ramener le gros fermier, et le musicien et sa femme se félicitèrent d'une résolution qui les délivrait des importuns, quand un matin leur voisin entra, le sourire aux lèvres.

" -Je viens voir, dit-il, si vous pourriez me jouer ce joli petit air, vous savez... Tra-la-la-la, la, la, la-la... J'en rêve la nuit et je me le fredonne toute la journée. Je vous entendrais avec un immense plaisir. "

Le premier mouvement du musicien fut de prendre son instrument et d'accorder au fermier le plaisir qu'il lui demandait, mais un regard de sa femme lui rappela leur convention, et il répondit:

" -Vous savez, voisin, que je ne puis donner de mon temps sans rien recevoir en échange. Que m'offrez-vous pour me dédommager?

-Quoi, dit le fermier, vous persistez dans cette idée indigne d'un véritable artiste?

-Oui, car lorsque je suis à table, je suis un homme comme un autre.

-Quelle idée! Quelle idée! fit le dernier en s'agi-tant d'un air mécontent. Mais je ne vous demande que deux ou trois petites mesures de rien du tout, Tra-la-la-la, Tra-la-la-la la-la.

-J'entends bien, dit le musicien avec froideur, et si vous voulez me donner, mettons deux litres de lait, je suis prêt à vous jouer l'air que vous demandez pendant deux heures. "

Le fermier tergiversa et discuta longuement, mais le musicien tint bon, car il était indigné de l'avarice de cet homme si riche.

" -J'accepte, fit enfin le fermier en poussant un gros soupir, mais jouez exactement pendant deux heures.

- Marché conclu! dit le musicien. "

Et pendant deux heures, il exécuta la mélodie demandée d'une façon chaque fois plus suave et plus expressive. Au bout de ce temps, le fermier se retira. Mais le soir, puis le lendemain et le surlendemain se passèrent sans qu'il apportât le modeste payement exigé par le musicien. Le quatrième jour, on frappa à la porte. C'était le gros fermier. Il entra et s'assit.

" -Voisin, dit-il, je viens vous demander mon petit air... Tra-la-la-la, la, la, la-la...

-Et d'où vient que je n'ai pas reçu les deux litres de lait dont nous étions convenus? fit le musicien.

-Deux litres de lait? Bah! Y teniez-vous vraiment? J'avais cru à une plaisanterie...

-Non pas. Je vous l'ai dit je ne puis donner mon temps sans rien recevoir en échange.

-Bon! et bien! ce sera pour demain, vous aurez vos deux litres de lait. Jouez donc. T ra-la…

-Je vais jouer, dit le musicien, mais à une condition, c'est que, cette fois, vous n'oublierez pas de me payer.

-Je vous le promets. "

Le musicien prit son instrument, et pendant deux heures charma son voisin. Mais le lendemain et le surlendemain celui-ci ne vint pas apporter le lait promis. Tandis qu'on le vit arriver le jour suivant pour entendre la musique. Sur la remarque que lui fit l'artiste, il s'excusa, pré-textant de sa négligence et assurant qu'il s'acquitterait le soir même. Plus de deux mois s'écoulèrent ainsi. Le riche fermier venait entendre son air favori... Tra-la-la-la, la, la, la-la... sans jamais apporter les deux litres de lait qui avaient été convenus comme paiement, et la femme du musicien se répandait en amers reproches contre la faiblesse de son mari qui faisait de lui la dupe du fer-mier avare. Si bien que l'artiste se décida un jour à porter plainte au juge de son quartier. Celui-ci était un homme sage et juste. Il reconnut le bien-fondé de la plainte et manda près de lui le fermier.

" -Tu dois à ce musicien, lui dit-il, quarante-deux litres de lait... Pas de contestation possible."

Chaque heure de musique étant évaluée au taux d'un litre. Le fermier se débattit comme un beau diable, mais le juge demeura impassible, et, finalement, l'avare dut convenir qu'il était en retard envers son voisin de quarante-deux litres de lait.

" -Mais, fit-il,et ses yeux pétillèrent d'astuce, si je reconnais cette dette, je dois dire qu'il ne me sera pas possible de m'en acquitter. Tous les récipients que je possédais m'ont été dérobés cette nuit même et il n'y a pas chez moi le moindre seau qui puisse servir à traire une vache.

-Ne te mets pas en peine, fit le juge à qui le regard du fermier n'avait pas échappé. Car j'accorde au musicien le droit de choisir dans ton étable la plus belle vache, de l'emmener chez lui, et de l'y garder pendant deux mois, afin de se payer du temps que tu lui as fait perdre...

-Ceci est une affreuse injustice! s'écria l'avare. Quoi! ma plus belle vache! Mais elle me donne jusqu'à dix litres de lait par jour. Comptez ce que cela représente, Seigneur juge, et vous verrez de combien d'heures de musique mon voisin se trouvera ainsi en retard, vis-à-vis de moi.

-C'est tout compté, dit le juge, et quand le musi-cien sera rentré dans les quarante-deux litres de lait que tu lui dois, il te devra dix heures de musique par jour. Allez! j'enverrai un juge subalterne s'assurer de l'exécution de ma sentence.

Le fermier se retira à la fois furieux et content, car s'il était fâché de perdre pour deux mois sa plus belle vache, il se sentait aise d'entendre tous les jours exécuter le petit air qui lui était si agréable... Tra-la-la-la, la, la, la-la... Le quatrième jour après que la sentence du juge eut été rendue, le musicien se présenta chez le fermier. Il avait bonne mine et se sentait tout dispos pour jouer aussi longtemps que cela lui était imposé. Le fermier s'installa sur un sofa, de manière à pouvoir écouter confortablement la jolie mélodie... Tra-la-la... et le musicien préluda, tandis que le juge subalterne commençait un de ses bons sommes habituels. Tra-la-la-la, la, la, la-la... Tra-la-la-la, la, la, la-la... Tra-la-la-la, la, la, la-la... les accords se plaquaient avec entrain, scandés par le battement de l'horloge. Durant les premières heures, le fermier avait marqué la mesure de la tête, de la main et du pied, puis de la main et du pied seulement, puis uniquement du pied. Au bout de dix heures, il n'en pouvait plus. Le musicien, habitué aux longues et patientes études, conservait, lui, le même entrain. Il prit congé en assurant qu'il serait exact le lendemain. Il le fut. en effet, et recommença sa musique. Tra-la-la-la, la, la, la-la... Où donc était la jolie mélodie d'autrefois, celle qu'on ne serait pas lassé d'entendre tout le jour? Ce n'était pas cette rengaine abominable qui, lentement mais sûrement, passait sur les nerfs comme un invisible rabot, les tordant, les exaspérant dans une savante torture... Le fermier eut une crise furieuse au bout des dix heures de musique, et quand le lendemain le musicien se présenta pour exécuter sa mélodie... Tra-la-la-la, la, la... il trouva l'avare prostré et geignant dans son lit. Toutefois, obéissant à l'arrêté du juge, il tint à donner au malade l'agrément de son air favori... Tra-la-la-la... Le soir, le fermier frit sur le point de rendre le dernier soupir. Et le lendemain, à la première heure du jour, il se fit porter chez le juge.

" -Seigneur juge, lui dit-il d'une voix éteinte, grâce et pitié! Je n'en peux plus.

-Tu me mets dans un cruel embarras vis-à-vis du musicien, fit le juge. Comment pourra-t-il s'acquitter envers toi des dix litres de lait qu'il te doit par jour?

-Qu'il prenne dix vaches! s'écria le fermier. Mais qu'il se taise! Et puissent tous les litres de lait qu'il absorbera lui causer une aussi complète indigestion que m'en a donné son Tra-la-la-la, la, la, la-la!...

-La cause est entendue, fit le juge avec solennité, et le musicien aura droit à dix vaches pour indemnité de non-musique. Allez en paix! "

Le fermier fut longtemps à se remettre du tourment enduré et jusqu'à la fin de sa vie on l'entendit fredonner, dans une obsession, cette mélodie... Tra-la-la-la, la, la, la-la... Quant au musicien, il se fit marchand de lait, et sa richesse devint proverbiale.